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Igor Stravinsky et ses incursions sur les rives du Lac Léman

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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse

 
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Ayant quitté sa Russie natale en 1910 Stravinsky vient remporter son grand succès parisien avec L’Oiseau de Feu, son premier ballet qui va lui octroyer les rencontres de Debussy, Ravel et De Falla – Paris l’a comblé ! Mais sa femme et sa fille souffrant de tuberculose, on se rend en famille en Suisse pour des cures à Leysin, dans l’arrière-pays du Léman.

Clarens en 1964 © Image libre de droit

Le jeune compositeur de 28 ans va s’installer à Clarens, le site idyllique près de Montreux, réputé comme décor chez Rousseau (La nouvelle Héloïse) et comme séjour favori de Tchaïkovsky. C’est là que se cristallisent les structures de ses prochains ballets : Pétrouchka et Le Sacre du Printemps. Cependant les habitants du quartier ne sont nullement séduits par la présence de ce musicien russe : c’est que Stravinsky traite son piano comme une batterie, les fenêtres ouvertes par-dessus le marché !

Un jour, il a la visite de Serge Diaghilev, le directeur des Ballets Russes. Stravinsky lui avait confié autrefois son idée de composer un ballet sur les rites ancestraux de la Russie profonde, qui voulaient que la tribu élise au printemps une jeune fille à immoler aux dieux qui dès lors se porteront garants de la fertilité des terres. Diaghilev rejoint son ami à Clarens pour se pencher sur la partition et le compositeur de lui parler d’une nouvelle idée conçue lors de ses promenades sur le littoral : un ballet sur les funambules et leur théâtre de marionnettes : et voilà qu’est né Pétrouchka.

29 mai 1913. La première du Sacre au Théâtre des Champs-Elysées est une débâcle sans pareil, un désastre pour Stravinsky et Nijinsky, malgré l’enthousiasme d’un féru de cette musique ultramoderne, Jean Cocteau. L’année suivante, Stravinsky revient à Clarens-Montreux où il fait la rencontre décisive du jeune Ernest Ansermet qui dirige l’Orchestre du Kursaal de Montreux et qui se manifeste très tôt comme promoteur de la musique moderne. C’est grâce à ce nouvel ami (leurs contacts dureront plus de 50 ans), à la maîtrise du français et à ses manières mondaines que Stravinsky réussit à s’infiltrer dans les cercles intellectuels romands, réunis, eux, autour des « Cahiers Vaudois », une revue avant-gardiste de la région lémanique.

Ansermet a l’idée biscornue de réunir deux hommes de statures totalement opposées : le musicien aux allures cosmopolites, raffinées, un dandy, et le poète renfrogné qui écrit dans son cagibi des romans sur la paysannerie. La rencontre aura lieu en automne 1915 à dans le Lavaux. Charles-Ferdinand Ramuz attend les deux musiciens à la gare de Rivaz d’où il les conduit dans les vignes en terrasses. Dans une buvette, on débouche un Dézaley (le vin blanc du lieu), et autour du pain et du fromage la conversation va bon train, si bien que la descente nocturne jusqu’au domicile de Ramuz à Treytorrens s’avère périlleuse. Ramuz s’en souviendra : « Nous avons lié connaissance devant les choses et par les choses (…) Je vous revois prendre votre couteau, et le geste net, décisif, que vous aviez pour séparer de sa croûte la belle pâte mi-dure du fromage. J’ai lié connaissance avec vous dans et par l’espèce de plaisir que je vous voyais prendre aux choses, et les plus ‘humbles’, comme on dit, et en tout cas les plus élémentaires… »

Stravinsky avec le comité des  « Cahiers Vaudois » : Ansermet, Ramuz (moustache) et les deux fondateurs de la revue, dans une buvette des vignes du Lavaux © Image libre de droit

Cette première rencontre conduira à une étroite collaboration pendant les années de guerre. Stravinsky avait déjà créé autrefois une version russe du « Roman de Renard » du Moyen-Âge, et voici que Ramuz va réaliser avec lui une version française, tout en essayant d’intégrer le rythme de la langue aux structures rythmiques de la musique du compositeur basée sur le texte russe. Pour cette œuvre minuscule de 15 minutes (2 ténors, 2 basses et ensemble instrumental), Stravinsky introduit un instrument qu’il a découvert dans un bistro de Genève en compagnie d’Ansermet : le cymbalum, appartenant au folklore hongrois. Renard est un morceau scénique plein de bouffonnerie avec acrobates et danseurs à côté de l’ensemble vocal et des musiciens. La création aura lieu en juin 1922 au Théâtre de l’Opéra de Paris sous la direction d’Ansermet.

Quant à la « matière russe », Stravinsky retourne périodiquement en Ukraine, le pays de ses racines, pour y puiser dans les archives. Un retour définitif en Russie ne sera plus possible depuis que le régime tsariste est entré en guerre. Au cours d’un de ces voyages, il découvre le matériel d’une cérémonie de noces paysannes. Stravinsky s’en retourne dans l’idée d’en faire une cantate.

Début du repas de noces … « Y a deux fleurs sur la branche… »

Les ingrédients de Noces : mélodie diatonique, absence de tout chromatisme, de contrepoint – donc des structures verticales, simples, au rythme ostinato – une musique martelée par les 4 pianos, appropriée au monde paysan russe, et Ramuz, dans sa traduction, s’applique à faire ressortir la simplicité de la langue paysanne vaudoise. A travers les préparatifs des noces filtre la lamentation de la fiancée sur la perte de sa virginité, mais pendant le repas de noces on se laisse aller, en trinquant, en chantant, en se donnant aux vulgarités, les pianistes pilonnant à pleines mains leurs accords parallèles au mouvement houleux.

Quant aux soucis du traducteur,  Ramuz parle des « contradictions particulières qu’il y a entre le russe et le français où l’accent n’est pas dans le mot, mais dans la phrase (…) et on se rendra compte qu’au total les difficultés n’étaient pas petites et eussent fourni matière à d’interminables discussions. Elles n’ont pourtant jamais été longues entre nous. Une espèce d’accord intime et préalable y présidait. » La cantate-ballet sera créée en juin 1923 à Paris sous E. Ansermet.

Stravinsky fait ses allers et retours entre Paris et Morges. Mais il n’affiche pas toujours le type cravaté aux manières mondaines. Ramuz réussira à l’emmener sur les sentiers du Valais : on longe le Rhône et en Valais on monte sur les hauteurs de Crans-Montana, pour rejoindre le village de Lens à 1000 mètres, où un ami de Ramuz, l’artiste-peintre et cuisinier réputé Albert Muret tient un bistro, lieu de rencontre des artistes romands. Ramuz dans ses « Souvenirs » : « Les repas chez Muret commençaient généralement par un muscat du pays servi en carafe, mais dont la belle couleur pissenlit portait vite à ce que l’un de nous avait baptisé la ‘métacuisine’… »

Les séjours suisses :  1-Clarens-Montreux, 2-Morges, 3-Lens, 4-Leysin – la randonnée avec Ramuz de Villeneuve jusqu’à Lens

Stravinsky jouit de cette atmosphère paysanne et du panorama alpin valaisan, avant qu’il retourne en Russie en 1917 d’où il ramène dans ses valises un conte de l’écrivain Afanassiev, l’histoire d’un déserteur de l’armée tsariste à l’époque de Nicolas Ier. Avec Ramuz, on se met à en sortir un conte « vaudois » (Ramuz a déjà passé des mois à l’armée suisse installée dans le Jura).

L’Histoire du soldat, la pièce-maîtresse de leur collaboration, va conquérir le monde au cours du XXe siècle. Vu que les orchestres sont décimés pour des raisons de guerre, il faut se rabattre sur de petits ensembles, et Ramuz propose à son ami « une pièce qui puisse se passer d’une grande salle, d’un vaste public ; une pièce dont la musique, par exemple, ne comporterait que peu d’instruments et n’aurait que deux ou trois personnages. » La nouvelle pièce devra relever plutôt de la tradition orale que de l’écrit. Il s’agit de frapper l’œil et l’oreille et, avec la musique de Stravinsky, on y associe le peintre vaudois René Auberjonois pour les décors.

Cette « Histoire du Soldat » : une parabole, un conte de fée, une légende ? La parabole rappelle à l’homme les risques de la transgression, le conte de fée emmène le soldat dans un univers onirique (de la princesse malade), la légende reprend le thème du pacte avec le diable où l’homme, croyant avoir le dessus, succombera au dernier moment aux astuces du Malin. De plus nous avons les composants qui élargissent le panorama de ce genre de conte : le violon, comme vademecum du juif errant (voir les histoires yiddishs) et de l’aventurier romantique chez Eichendorff (Taugenichts), comme instrument magique propre à changer les voies du destin ; le pacte avec le diable chez Bergman (Le septième sceau), chez Tolstoj (Le paysan et sa terre) et chez Goethe (Faust) ; ensuite le retour de guerre : Radiguet (Le diable au corps), Borchert (Draussen vor der Tür), Y. Z’Graggen  (Matthias Berg) ; la conquête de la princesse : un thème millénaire dans les contes ; et finalement la transgression : Œdipe, Icare, Prométhée etc.

L’investissement en musiciens est modeste, mais la partition exige une maîtrise de virtuosité de la part du violon et de la trompette. Stravinsky aime le caractère âpre, sec du son, la nudité de l’espace harmonique (quartes et quintes, quelques dissonances : secondes, septièmes etc., le rythme prédominant). Quelle est la part « helvétique » du texte de Ramuz ? Smolensk et Vladivostok deviennent Denges et Denezy, le soldat tsariste sera un soldat authentiquement suisse nommé Joseph Dupraz, un nom du monde rural vaudois. Joseph finit sa marche dans une sorte de « Café du Grutly » dont abondent les villes de la Suisse romande. Il se fait servir son « trois décis » de Dézaley et s’exprime à la façon des paysans du coin : code restreint et le « je » remplacé par le « on » impersonnel, cette tendance à dissoudre son propre moi dans la collectivité diffuse (« Mademoiselle, à présent, on peut le dire, sûrement qu’on va vous guérir » – lors de son arrivée devant la princesse).

Le canevas : Sur le chemin du retour vers son village le soldat tire son seul trésor de l’havresac : le violon. Surgit alors le diable qui lui propose un troc : le violon contre la richesse et une vie édénique. S’étant rendu compte que ce n’est pas le bonheur imaginé Joseph livre au diable un combat pour reprendre son violon, le moyen de guérir la princesse malade par la magie de la musique. Arrivé au « château du roi » Joseph se lance dans un tango, une valse et un ragtime.

La princesse descend du lit et se laisse envoûter par la musique, mais le diable fait brutalement irruption pour arracher au soldat son bonheur à portée de main, criant d’un ton strident et saccadé: « Qui-les-li-mites-franchi-ra, en- mon pou-voir- re-tombera ! » Sa « Marche triomphale » boucle la pièce en mettant en avant les battements en double et triple corde du violon, à la mesure changeante à gogo, pour déboucher sur le martèlement du tambour.

Pour la création de L’Histoire du Soldat à Lausanne, Ansermet va réunir une équipe d’artistes prestigieux, avec le concours du couple Pitoëff de passage à Genève. Stravinsky jouit en plus d’un soutien financier d’un galeriste et amateur de musique de Winterthur, Werner Reinhart. La première reste cependant la seule exécution car la grippe espagnole foudroyante empêche les reprises. D’autres mises en scène, légèrement remaniées, ne suivront qu’après 1919.

En partant de Morges Stravinsky fera d’autres voyages à Paris, Rome ou Naples, où il trouve le matériel pour la composition néo-baroque de Pulcinella, basée sur Pergolesi. Il quittera la Suisse en 1920, et les contacts avec Ramuz vont s’estomper petit à petit, mais le poète avouera dans ses « Souvenirs » : « Vous m’avez appris, étant vous-même, à être moi-même. »

Sources

RAMUZ C.F., Souvenirs sur Igor Strawinsky (Ramuz insiste sur le w à la place du v), Edition de l’Aire, Lausanne, 1978.

BURDE Wolfang, Strawinsky, Leben, Werke, Dokumente, Schott, Mainz, 1993.

Le dialogue de Stravinsky et d’Ansermet, lecture par J. Starobinski, dossier aux Archives littéraires suisses, Berne (Bibliothèque Nationale).

Crédits photographiques : Image de une : Paysage du Lac Léman de Ferdinand Hodler (1906) © Image libre de droit

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