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Le maître du chant choral Theodor Fröhlich, premier compositeur romantique suisse

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25 octobre 1836. Au bord de l'Aar, près de Brugg. Le jour où un promeneur fait une découverte effroyable : un cadavre que les flots font échouer vers la rive ! Accident ou suicide ? Le noyé est vite identifié. Il s'agit du jeune compositeur , domicilié à Aarau, porté disparu depuis plus d'une semaine. 

Considéré comme le premier compositeur romantique suisse, Fröhlich se distingue par ses nombreuses œuvres vocales (environ 80 % de ses compositions), dont certaines font partie du patrimoine musical helvétique.

Né en 1803, dans un milieu modeste à Brugg, petite ville argovienne entre Aarau et Zurich, le garçon frappe par son imagination, il dessine sans arrêt tout ce qui effleure son esprit. En 1820, son père l'envoie à Zurich pour les études secondaires. L'université de Bâle devrait ensuite lui inculquer les secrets du droit. Ce séjour est cependant peu fructueux, si bien que les parents l'envoient à Berlin, un des hauts-lieux du droit international. Mais rien n'y fait. Fröhlich ignore les programmes de la faculté au profit des agréments de la vie musicale : les sociétés de chant, les concerts et la composition auprès des pédagogues du lieu comme Carl Friedrich Zelter ou Bernhard Klein. La clandestinité de ses préoccupations musicales engendrent en lui un sérieux conflit vis-à-vis de ses parents qui ont misé sur une belle carrière d'avocat (Schumann idem quelques années après). Ce dilemme déclenche en lui une crise, si bien qu'il se voit contraint de revenir à Brugg pour y rétablir sa santé. Ce long séjour de deux ans auprès des siens lui permettra de mûrir sa décision de devenir musicien. Il compose fiévreusement, toujours à la recherche d'une forme parfaite. Le canton d'Argovie lui octroie une bourse pour un nouveau séjour à Berlin, cette fois-ci pour compléter ses études musicales.

Arrivé à Berlin en 1826, notre « petit Suisse » de 23 ans se lance à la conquête du grand monde de la musique, en reprenant d'abord l'enseignement avec Zelter qui passe pour un pédant en matière de contrepoint et dont les leçons s'appuient sur Bach et Haendel – les épanchements des jeunes romantiques étant pour lui des aberrations. Bernhard Klein, professeur de chant et de théorie, répond mieux aux attentes de Fröhlich : sa « Société de chant » attire un jeune public et ses compositions sont « exécutées partout avec allégresse et avec un feu qui suscite la dévotion » (dans une lettre à Wackernagel, son ami de Bâle). L'amitié avec Klein va de pair avec une véritable vénération pour Mendelssohn, de six ans son cadet, mais déjà une grande célébrité. Les avances de Fröhlich rencontrent cependant une certaine réserve chez lui. Mendelssohn ne se gêne pas de décortiquer les partitions du jeune Suisse. Par contre  Fröhlich trouve un écho positif dans la presse pour ses Lieder « aux lignes mélodiques expressives et à l'accompagnement harmonieux, un bel équilibre entre le chant et la piano » (Allgemeine Musikzeitung, 1830).

Voyons l'exemple de la  Canzonette  op. 3, no. 4 (« Der Harfenspieler » – texte de Goethe).

Après une écoute superficielle on dirait… du Schubert, vu l'introduction suggestive du piano, la cantilène du baryton enguirlandé par des double-croches qui suggèrent des accords brisés naviguant entre la tonique et la dominante, de plus l'expressivité mélodique du texte (« schleichen still… »  = glisser en catimini), la ligne qui dégringole doucement le long de la dixième jusqu'au la de la tonique. Contre l'hypothèse schubertienne, les modulations restent élémentaires : tonique mineure – dominante, sous-dominante et majeur parallèle, contrairement à Schubert qui nous frappe par un kaléidoscope de modulations sinueuses d'un extrême raffinement.

Les quatre ans de Fröhlich à Berlin (1826-1830) ne sont pas un séjour monastique. De l'opéra aux salles de concerts et aux soirées musicales, Fröhlich absorbe tout ce que la métropole lui offre : des oratorios de Bach et de Haendel aux Symphonies de Beethoven il découvre les opéras de Gluck, Mozart, Beethoven, Weber, Spontini, Rossini et Spohr, des highlights dont il parle dans ses lettres.

Les soirées de musique de chambre le confrontent avec la tradition du quatuor à cordes d'origine viennoise (Haydn, Mozart et surtout Beethoven), ce qui l'incite à livrer également quelques spécimens. Parmi les huit quatuors écrits entre 1825 et 1832 le n°6 en mi majeur de 1828 nous emporte dans un sound bien schubertien où les cordes font bercer le thème sur un 6/8 et au glissement d'un appui homophone, une structure équilibrée aux angles arrondis, à jouer « con leggerezza ». Le scherzo, par contre, entonne une sorte de marche militaire, au rythme pointé à l'unisson et aux achoppements harmoniques incongrus dont les défauts ont été relevés par les critiques. Quant à l'Adagio, nous y découvrons des références notables : le thème en la majeur de quatre mesures se rattache, par son thème entrelacé, à la première variation par les triolets en doubles croches du violoncelle, à la troisième variation du mouvement lent de La jeune fille et la mort de Schubert, ces guirlandes qui font davantage briller la cantilène du premier violon. De plus, Fröhlich va puiser dans la Septième symphonie de Beethoven, qu'il a surement entendu à Berlin, où nous retrouvons cet éternel thème funéraire :

La virtuosité pétillante du mouvement final fait référence à Mendelssohn. Un parcours à l'allure époustouflante où le thème est lancé aux doubles croches, puis varié et repris plus loin comme fugue :

Après un bref séjour à Dresde en 1829 où Fröhlich s'enthousiasme pour la musique sacrée (« ….beaucoup de merveilles de Naumann, Hasse, Lotti, Palestrina, Marcello etc… »), il se penche sur les partitions de la musique baroque, préférant les Allemands aux Italiens. Un autre séjour, en compagnie avec son ami Fessel, dans une propriété rurale au nord-ouest de Berlin et sur invitation d'un aristocrate mélomane, lui offre la chance de pratiquer la musique de chambre et, comme agrément accessoire, la rencontre d'une « demoiselle angélique, pleine de douceur » (la nièce de l'hôte) à l'occasion d'un repas de fête : Ida von Klitzing, sa future femme.

De retour à Berlin, durant l'hiver glacial 1829-30, Fröhlich s'impose une discipline rigoureuse : il s'agit de se construire une existence. Il va donner des leçons de musique et composer, composer… A certains moments, il se sent épuisé, solitaire (ses amis Wackernagel et Burckhardt sont retournés en Suisse). De plus, ses nombreuses démarches auprès des éditeurs ne portent guère de fruits, si bien que dans son for intérieur il sent un appel venant de sa patrie : « loin, loin, revenir dans les montagnes… ». Comme ses tuteurs Zelter et Klein ne peuvent rien pour promouvoir ses œuvres, il se dit un jour : « je serais un imbécile si je restais plus longtemps à Berlin où….tout se gâche pour moi. ». A son ami, il écrit toutefois sur un ton euphorique : « De mon gouvernement de notre canton je viens d'avoir une honorable nomination comme professeur de musique au Lycée cantonal et comme directeur de l'Académie de chant. »

Cependant, cette prospective ne s'avère pas aussi mirobolante. Revenu à Aarau, Fröhlich est convoqué auprès des autorités. On lui demande un plan détaillé des programmes de son futur enseignement et le candidat s'exécute : un curriculum aux multiples facettes d'une éducation pour la jeunesse du gymnase. Mais son cahier de charges ne correspond qu'en partie aux attentes, le poste promis au « Seminarium » ne lui est pas accessible puisque son prédécesseur vient de révoquer sa démission. Pour nourrir sa famille, il va se disperser dans de multiples activités accessoires : leçons privées, répétitions avec des chœurs et avec un orchestre amateur, leçons dans une école de filles et – au rythme quotidien – la composition, la seule activité positive. Le reste lui pèse tellement qu'il se plaint dans ses lettres, en parlant de « corvée ». De plus, sa jeune femme Ida a peu de compréhension pour sa mission de musicien, sans parler du public qui ne répond que mollement à ses œuvres. Si bien qu'il dit un jour que « tout mon travail est infructueux là où le grain tombe sur du rocher. » En dépit de ces travers, Fröhlich compose, entre 1831 et 1836, d'innombrables œuvres vocales : pour chœur d'hommes, chœur mixte, a capella ou avec orchestre, soit profanes soit sacrées, même pour chorale d'enfants, à côté des Lieder avec piano pour soprano ou pour baryton sur des textes de poètes romantiques, y compris ceux de son frère ou de son ami Wackernagel.

La visite du maestro de Francfort Schnyder von Wartensee qui s'intéresse pour sa « Passion » et une lettre de félicitations d'Anton Reicha de Paris sont les rares étincelles de bonheur dans cette période. Quoi qu'il en soit Fröhlich dirigera sur le plan local de nombreux concerts (symphonies et oratorios) dont les programmes contiennent souvent en marge ses propres compositions. Parmi les œuvres sacrées le Psaume n°1 de 1836 peut sembler prémonitoire : Fröhlich ressent le besoin de tirer une sorte de bilan et de trouver un appui spirituel dans son existence bousculée. Le message du texte, qui distingue entre les impies indifférents à la parole divine – que le Dernier Jugement va souffler dans les ténèbres – et les hommes droits, les justes, qui resteront solidement ancrés dans la vie, étant sûrs de leur entrée au paradis. Cette œuvre tardive renvoie aux études approfondies du patrimoine baroque de Fröhlich lors de ses séjours à Berlin et à Dresde. Les premières mesures de l'introduction à la structure fuguée et son rythme laissent entrevoir le langage de J.S. Bach :

La qualité expressive proche du message du texte se montre de façon poignante dans la partie finale où la « voie des pécheurs mène à la ruine ». Tandis que le chœur entonne des mélismes jubilatoires pour chanter le salut des pieux, la marche inexorable vers la ruine des méchants s'articule le long d'une ligne en partie chromatique, descendante du fa dièse' jusqu'au mi :

Les impies

Les pieux

Dans le parcours final vers la ligne d'arrivée ces deux messages opposés s'entrecroisent, véhiculés par une double fugue – un vrai exploit ! Et le dernier verset boucle ce psaume sur un majeur triomphant : l'espoir de la rédemption ?

Fröhlich semble de plus en plus hanté par les métaphores de la mort, les œuvres vocales de ses dernières années en disent long, que ce soit sa déprime (à l'opposé de son patronyme !) qu'il exprime dans le Lied « Was rafft' ich mich auf in der Nacht » d'A. von Platen où un individu (suicidaire) sur le pont se penche au-dessus du fleuve – ou alors les textes qui parlent de la mort, des tombes… Ainsi le poème de Chamisso intitulé Lasst die Toten ruhen (ne dérangez pas le repos des morts), un texte qui nous plonge dans l'univers de David Caspar Friedrich de Greifswald, le peintre romantique par excellence où nous trouvons fréquemment la nostalgie du moyen âge : monastères ou églises gothiques en ruine envahies par la végétation des siècles passés, des arbres morts, isolés dans la plaine, des pierres tombales etc.

Quant à la musique, le Lied semble comme sorti d'une maquette schubertienne, du « Leiermann » (joueur d'orgue de Barbarie), dernier Lied du cycle du Voyage d'hiver : un rythme binaire au ralenti comme une vielle pendule et l'extrême simplicité de la courbe mélodique (légèrement adaptée dans les trois strophes successives) :

manuscrit de 1834 « Lasst die Toten ruhen… » (bibliothèque universitaire de Bâle – dom. public)

Le texte de la première strophe : « Es ragt ein altes Gemäuer / hervor aus Waldesnacht, / wohl standen Klöster und Burgen / einst dort in herrlicher Pracht.» (Des murailles d'antan surgissent de la nuit forestale, probablement des monastères et des manoirs, autrefois dans toute leur splendeur)… Les strophes 2-4 évoquent les grandes personnes ensevelies dans ce lieu, et le promeneur ne fait que perturber le repos des morts en errant entre les pierres tombales.

Deux ans après ce cycle de Lieder et quelques semaines après le Psaume n°1, est à bout : empêtré dans de multiples problèmes personnels et voyant le naufrage de ses ambitions de « compositeur national », il s'éloigne un beau matin de son foyer pour aller se jeter du pont de l'Aar. Souffrant du manque de reconnaissance, criblé de dettes, une jeune famille et un enfant illégitime sur le dos, Fröhlich (33 ans) ne voyait plus d'autre issue que la noyade. Ainsi se termine brutalement la carrière d'un jeune musicien de 33 ans qui avait déjà env. 700 œuvres à l'actif, un pilier dans la tradition chorale suisse.

Sources

SARBACH Pierre, Friedrich 1803-1836, Oberhänsli, Winterthur 1984 – d'où les extraits des partitions.

REFARDT Edgar, Theodor Fröhlich, ein Schweizer Musiker der Romantik, Amerbach, Basel, 1947.

Documents de la «Internationale Friedrich Theodor Fröhlich-Gesellschaft»

Discographie

Voir la liste de la société Friedrich Theodor Fröhlich (35 disques et CD's)

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