Bizet : la face cachée
La série Portraits du label Bru Zane s'enrichit d'un copieux sixième volume de quatre disques : il n'en fallait pas moins pour se lancer dans l'inconnu de la pléthorique production du compositeur français fauché dans la fleur de l'âge.
L'écoute fervente de ces quatre disques atteste la place de Bizet dans un XIXe siècle plus prompt à fêter Les Huguenots que Les Troyens. Une place entre Félicien David (pour la fascination orientaliste) et Gounod (pour un certain suranné mélodique). Pour preuve, un Vasco de Gama qui s'engage sur le chemin tracé par Christophe Colomb, l'ode-symphonique de Félicien David, tout en invitant dans son Orage le Veau d'or de Faust (à l'instar de Gounod, Bizet fut élève de Fromental Halévy). Comme chez Gounod, Dieu reste l'invité d'honneur d'une expédition maritime (embarquant avec lui les remarquables Mélissa Petit, Cyrille Dubois et Thomas Dolié, David Reiland tient brillamment le gouvernail de l'Orchestre national de Metz Grand Est) musicalement conclue par l'allant galvanisant d'un chœur qui ne déparerait pas dans Le Tribut de Zamora. Comme chez David, l'exotisme fait figure de coloriste providentiel de cette composition, elle aussi trop inféodée, comme les autres de Bizet, à un verbe désuet.
Si Clovis et Clotilde, la cantate-sésame du Prix de Rome 1857, n'est pas une nouveauté (enregistrement Erato de 1990), l'interprétation de cette œuvre à l'élan mélodique affirmé convainc par l'interprétation exaltante de Julien Chauvin à la tête du Concert de la Loge, mais aussi par son opulente distribution : Clotilde grand format de Karina Gauvain, fier sicambre de Julien Dran, imposant Rémy de Huw Montague Rendall.
Ardemment enflammé par Ben Glassberg et l'Orchestre national de Lyon, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Cyrille Dubois, Le Retour de Virginie est une première mondiale dont la création a eu lieu… en 2024 à l'Auditorium Maurice Ravel. Les quinze minutes du grand air introductif de Paul évoquent celles de La Mort d'Orphée de Berlioz, cantate pour le Prix de Rome elle aussi très prodigue pour la voix de ténor.
A ces trois tentatives de jeunesse d'une demi-heure d'horloge, où le très jeune Bizet déclenche moult feu et tonnerres à même d'épater professeurs et jurys, tout en semblant encore à la recherche de sa spécificité mélodique, le label Bru Zane adjoint Djamileh, goûteux opéra en un acte qui montre la délicatesse orchestrale à laquelle était parvenue le compositeur juste avant L'Arlésienne et quatre ans avant Carmen. Bien supérieures à l'unique enregistrement existant jusque là (enregistrement Orfeo de 1983), l'interprétation historiquement informée des Siècles, la fougue horlogère de François-Xavier Roth, une distribution à la jeunesse galvanisante (Sahy Ratia, Philippe Nicolas-Martin et la toujours électrisante Isabelle Druet) font feu des délices orientalisants de la partition.
Trois des quatre disques sont complétés par diverses découvertes. Une grande Ouverture de jeunesse de facture mendelsohnienne. Quatre compositions pour chœur et orchestre à la personnalité affirmée : si une bonne dose de second degré est nécessaire pour adhérer au Vive la femelle du Chœur d'étudiants, on est ravi de voir le Berlioz de Sarah la baigneuse pointer son nez dans La Chanson du rouet, ou celui de Tristia planer sur le sombre La Mort s'avance avec ses bois et sa harpe. Le versant intime est éclairé par quinze mélodies pour piano (Nathanaël Gouin, Florian Caroubi, Anthony Romaniuk ) et voix (Adèle Charvet, très enveloppante, Reinoud Van Mechelen, solaire). Au cœur de ces quinze extraits d'un corpus plus conséquent, on goûte tout particulièrement le pénétrant Adieux de l'hôtesse arabe ou encore Le Matin qui déroule la Pastorale de L'Arlésienne. Après quatre pièces de piano dont l'irrésistible Venise (irrésistible parce qu'égrenant le Je crois entendre encore des Pêcheurs de perles), la face cachée du compositeur révèle un ultime talent: six transcriptions pianistiques de chœurs d'opéras de Gounod. Les prises de son sont au diapason, celle du Retour de Virginie bénéficiant même d'une dynamique particulièrement spectaculaire.
Après tout cela (il déplorait se tuer à la tâche), il ne restait plus à Bizet qu'à devenir « le compositeur de l'opéra le plus joué du monde », ainsi que l'avait prophétisé le visionnaire Tchaïkovski, en un temps où public et critiques s'associèrent dans la médisance pour se ridiculiser face à l'aplomb d'une œuvre faisant tomber toutes les réserves, musicales et même littéraires que ce coffret Bru Zane se sera acharné à dissiper : Carmen.









