L’Enlèvement au sérail : la Turquie des Lumières à Saint-Étienne
L'Enlèvement au sérail a changé de statut. Hier inconséquente turquerie, aujourd'hui opéra géo-politique à haut risque. L'Opéra de Saint-Étienne se lance à son tour…

On se souvient encore, sous l'ère Foccroulle, de la fois où le directeur général du Festival d'Aix-en-Provence crut bon d'intervenir pour que le metteur en scène Martin Kušej modifiât l'image finale de sa mise en scène de L'Enlèvement au sérail. Loin d'être aussi frontale que celle de son confrère autrichien, la réalisation de Jean-Christophe Mast, bien que d'un abord souriant et lumineux, ne se défile pas pour autant devant la toile de fond d'un opéra qui questionne la peur et la fascination de l'étranger, et surtout la place des femmes de par le monde.
Dès l'Ouverture, le voilage vaporeux qui sert de rideau de scène se voit griffé de la si élégante calligraphie arabe : Istanbul 1925. Une époque où la Turquie, tentée elle aussi par une laïcité à la française, s'affranchissait, sous l'impulsion de son premier président de la république Mustapha Kemal Pacha (dit Atatürk) de coutumes jusque là peu soucieuses de parité entre les genres. Une période dont se souvient, plongé dans ses souvenirs à l'avant-scène, le Pacha Selim de Mozart vu par Jean-Christophe Mast. Une période qui va être celle de l'opéra ainsi qu'annoncée, toujours sur le rideau de scène, par de nouveaux caractères arabes : Quelques années plus tôt…
Quelques années plus tôt, les femmes étaient voilées, Selim voulait contraindre à l'amour Konstanze bien qu'elle aimât déjà Belmonte, et Osmin voulait faire de même avec Blonde bien qu'elle en pinçât pour Pedrillo. Mozart l'universaliste va mettre tout son art et sa fantaisie pour que la liberté d'aimer triomphe de l'esclavage. Un chemin hérité du Siècle des Lumières. Un chemin sur lequel Jean-Christophe Mast le suit. Alliant esthétisme et humour, son Enlèvement au sérail, sans prétendre égaler le spectaculaire voyage ferroviaire de Dieter Kaegi à Marseille (probablement le meilleur Enlèvement à ce jour, selon nous), s'inscrit au tableau des réussites tranquilles de cet opéra devenu délicat à mettre en images.
Le rideau vaporeux se lève sur l'entrée en solitaire d'un homme au centre d'un gigantesque hémicycle de voilages : Belmonte. Comme égaré, il contemple la lente descente des cintres de ce qui se révèle être le sérail de Selim : une structure ajourée, sorte de volière modulable avec chambre, terrasse, prison… On comprend vite qu'il s'agit d'une cage dorée. Tout est d'or mais tout reste cage, les arbres (dorés au pulvérisateur par le jardinier Osmin) comme le mobilier posé alentour sur le plateau, dans cette scénographie dont l'élégance et le luxe du jeu d'orgues sont impuissants à masquer la désolante signifiance.
Bien dirigés (la chorégraphie sur les terribles paroles de décapitation d'Osmin), habillés de seyants costumes d'époque, magnifiés par le très beau jeu d'orgues de Michel Theuil, figurants et chanteurs n'ont aucune peine à habiter ce cadre métaphorique. Les dialogues parlés, légèrement modifiés, énoncés en français, facilitent le propos. Ambitus irréprochable et regard perçant, l'Osmin de Sulkhan Jaiani n'en mène pas large devant l'abattage ahurissant de la Blonde de Marie-Eve Munger, aussi à l'aise lorsqu'il s'agit d'éteindre le feu du masculinisme de ses aigus tétanisants, que lorsqu'il s'agit de pétrir une vraie pâte à tarte environnée d'une armada de vaisselle géante. Son Pedrillo s'appelle Kaëlig Boché : très justement fêté comme sa partenaire aux saluts, ce qui ne sera que justice, le jeune ténor impressionne autant avec sa finesse vocale qu'avec son aisance scénique (mention à l'inédit échange de vêtements avec Blonde destiné à flouer Osmin). Ruth Iniesta semble tout d'abord mal distribuée en Konstanze tant son Ach ich liebte pâtit d'aigus semblant venir d'une autre vocalité, la sienne trouvant heureusement davantage à s'épanouir dans Traurigkeit, et même dans un Martern aller Arten d'assez belle tenue. À l'inverse, Benoît-Joseph Meier fait d'abord naître les plus vifs espoirs avec un O wie ängstlich, o wie feurig d'une délicatesse toute chambriste, avant de s'avérer quelque peu sous-dimensionné pour Wenn der Freude Tränen fliessen et plus encore Ich baue ganz auf deine Stärke. La voix reste néanmoins très attachante. Le rôle parlé du Pacha est tout sauf accessoire : le comédien Denis Baronnet y apparaît un brin scolaire et peu saillant d'allure mais il est vrai que Mast le corsète quelque peu sous une épaisse robe de chambre et un costume trois pièces. Le plus grand motif de déception vient cependant du manque de personnalité et de couleurs de la direction de Giuseppe Grazioli : privé de partis pris, d'arêtes, d'occasion de faire valoir ses qualités intrinsèques, l'Orchestre Saint-Étienne Loire donne l'impression de n'être pas aussi à l'aise avec Mozart qu'avec le grand romantisme.
La fin boucle la boucle : au terme d'un très poétique envol d'une constellation de cages de toutes sortes, on retrouve Selim plongé dans ses souvenirs entre phonographe et montre à gousset, cadeau de Konstanze. C'est un Selim qui a évolué. Dans une Turquie qui a fait de même : la laïcité y fut adoptée en 1924, le droit de vote aux femmes suivra en 1934. Il sera très intéressant de voir comment L'Enlèvement au sérail, dans son périple à travers les siècles, sera tenté de relire en 2125 la Turquie de 2025.












