Kate Lindsey et Baptiste Trotignon à Strasbourg, entre lied, jazz, et cabaret
Kate Linsey et Baptiste Trotignon reprennent en récital le programme de leur très bon disque de 2016 « Thousands of Miles » , avant de le présenter au Carnegie Hall de New York en décembre. Intellectuellement, leur défi est passionnant, mais en termes de style, la gageure reste difficile.

Mettre dans le même programme Kurt Weill, Alma Mahler, Korngold et Zemlinsky est un choix qui trouve sa justification dans la similitude de leurs données biographiques, puisqu'ils ont tous les quatre dû fuir l'Allemagne nazie pour se réfugier aux États-Unis. Mais cette similitude de destin ne crée pas une unité de style musical. Si Kurt Weill présente une évolution fascinante de l'opéra-cabaret satirique vers le jazz et la comédie musicale américaine, les œuvres des trois autres restent intrinsèquement post-romantiques, tonales, et (osons le dire) académiques. Le tandem qui s'est réuni pour ce programme « cross over » est bien conscient de cette difficulté, et chacun œuvre pour s'adapter à l'univers sonore de l'autre. Baptiste Trotignon, pianiste jazz s'essaye à l'accompagnement de lieder, et Kate Lindsey, chanteuse d'opéra, aborde avec courage le répertoire inclassable, original et évolutif de Kurt Weill.
Dans le groupe Zemlinsky-Korngold-Alma Mahler, Kate Lindsey fait des merveilles. Sa voix chaude et cuivrée, ses demi-teintes, son idiome allemand très clair développent une nostalgie intense. Elle n'est malheureusement que peu soutenue par le piano très appliqué de Baptiste Trotignon, qui peine à développer un legato suffisant et des nuances fines. La brise qui ouvre les perce-neige de Korngold ne souffle que faiblement. Il parvient de justesse à faire surgir le Lobgesang de la Stille Stadt d'Alma Mahler, mais dans Hymne, la succession d'accords plaqués sans phrasé brouille le discours. Rien n'est faux, mais la superposition des deux langages, celle de la voix et celle du piano, semble vaine.
Heureusement, dans les Kurt Weill, tout s'arrange, et c'est tant mieux puisqu'il fait la grande majorité du concert. Là, le piano jazzy de Baptiste Trotignon est impeccable, et apporte le surplus de gouaille et d'impertinence qui manquent un peu à la mezzo-soprano. Grâce à lui, on approche d'un sentiment d'improvisation qui est essentiel pour ce répertoire. Kate Lindsey fait de très belles choses, mais il faut bien qu'elle s'adapte en allégeant son vibrato. Elle est capable d'un sprechgesang très efficace comme d'envolées lyriques bien mesurées. Elle chante Big Mole avec une vélocité impressionnante, et Buddy on the Nightshift est imprégné d'une camaraderie touchante, mais tout cela est un peu trop… bien élevé. C'est du beau chant, le fond poétique est bien restitué, mais il manque une petite dose de vulgarité ou de provocation pour bien faire ressortir la violence des sentiments ou la brutalité des caractères. Lotte Lenya, veuve de Kurt Weill pendant plus de 30 ans, refusait impitoyablement les droits d'exécution des œuvres de son mari quand elle en trouvait les interprétations « zu romantisch ». Nul doute qu'elle eût peu apprécié le Pirate Jenny de Kate Lindsey, étiré sur un lyrisme maximum, intériorisé comme une méditation. Oui, aucun doute… mais nous, on adore, et on applaudit à cette version « lied romantique » de L'Opéra de Quat'sous, très belle, très féminine et réellement émouvante. Le temps passe, l'authenticité évolue. C'est ainsi, et c'est heureux. La classe conjointe des deux artistes triomphe des difficultés. Lonely house est plein de spleen maîtrisé, et le célèbre Je ne t'aime pas d'ambiguïtés contradictoires. Cette très belle hybridation culmine avec un dernier Zemlinsky Selige Stunde, où le piano de Baptiste Trotignon atteint une vraie délicatesse, qui permet à la voix de Kate Lindsey de s'épanouir sans avoir besoin, comme pour les Weill précédents, de décolorer son timbre. Une magnifique conclusion pour un programme inconfortable, mais finalement bien réussi.
Notons, pour être complet, le September Song de Kurt Weill, laissé à l'improvisation du seul Baptiste Trotignon. Sa virtuosité donne le sentiment rafraichissant d'éclater tous les cadres, et c'est lui qui fait manifester par le public le plus beau succès de la soirée.









