Clérambault, un maître ressort de l’ombre
L'enregistrement par Reinoud van Mechelen du rare oratorio L'histoire de la femme adultère et du Te Deum de Louis-Nicolas Clérambault, deux œuvres à grands effectifs, nous invite à la redécouverte de l'œuvre et de la vie de ce compositeur français du Grand Siècle.
Fils d'un des musiciens attachés à la bande des Vingt-quatre Violons du Roy, Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) a pu bénéficier d'une très solide formation musicale, auprès de son père, puis d'André Raison (vers 1650-1719) pour l'orgue, et de Jean-Baptiste Moreau (1656-1733) pour la composition.
Mais son existence même, et donc aussi son esthétique, se situent à une période charnière, entre deux siècles, deux règnes (Louis XIV et XV) et, musicalement, deux générations de maîtres aujourd'hui bien plus célèbres, celles de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) et de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Il réalise donc en toute logique par la réunion des goûts si chère à son quasi-contemporain François Couperin (1668-1733), une grâcieuse synthèse de la noblesse polyphonique française et de la souplesse lyrique de l'école italienne.
Dès 1697, il publie son premier « air à boire ». En 1702, le Mercure de France annonce la prochaine parution – en fait deux ans plus tard – de son Livre de Clavecin. Adjoint de Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714) aux orgues de Saint-Sulpice et de la Maison de Saint-Cyr, il y est dûment nommé en 1715 non sans être passée dès 1707 par la tribune des Grands-Augustins de Paris. Mais sa carrière d'organiste culmine avec sa nomination à la prestigieuse tribune de Saint-Sulpice en 1714, alors motrice d'un renouveau spirituel certain en la capitale française.
Il mène parallèlement comme son père, une carrière au service du Roi-Soleil, alors en fin de vie. Mais moins enclin à la théâtralité expansive de ses prédécesseurs ou successeurs, par l'essence même de son langage efficace mais plus discret, jamais il ne produira de tragédie lyrique dans le cadre de ces fonctions.
En 1710, ayant entendu une de ses cantates, Louis XIV en est si content qu'il lui ordonne d'en composer plusieurs pour le service de sa chambre, et le nomme surintendant de la musique particulière de Madame de Maintenon. Par ailleurs, il obtient le privilège de la publication – dans tout le royaume de France – de ses œuvres, confirmé à la mort du souverain en 1715 pour quinze ans. Dans cet environnement , lui reviendra l'honneur d'écrire, vers 1722, d'écrire la cantate allégorique pour la guérison du tout jeune Louis XV – alors âgé de douze ans à peine et juste couronné après la période de Régence : Le Soleil vainqueur des Nuages. L‘arrière-petit-fils de Louis XIV est en effet seul héritier en ligne directe du Trône de France, et sa maladie prolongée, voire son décès (après les disparitions prématurées de ses père et grand-père emportés par une épidémie de variole) aurait pu plonger la royauté française dans une profonde crise de régime. Cette cantate « officielle » témoigne donc d'un soulagement certain et est d'excellent augure pour le règne d'un souverain « Bien-aimé ».
Clérambault demeure surtout connu et très fréquenté des organistes pour les deux magnifiques suites de son livre d'orgue, si typiques de l'écriture française d'alors. On connaît aujourd'hui moins sa musique de chambre et ses suites pour clavecin, pourtant jalons importants de la musique instrumentale à cette époque charnière, mais demeurée un peu dans l'ombre, par exemple de l'important corpus de François Couperin le Grand.
Mais c'est avant tout un incontestable maître de la cantate, destinée la plupart du temps à une seule voix soliste et à un effectif chambriste : vingt-cinq œuvres publiées en cinq livres nous sont parvenues. Véritable instigateur du genre en France, Clérambault tantôt en magnifie le dramatisme de poche (par exemple dans deux des plus célèbres d'entre elles Médée ou Orphée) mais aussi la parfaite conjonction entre déclamation du texte poétique et éloquence vocale la plus expressive.
En mars 1715, Clérambault signe son contrat d'engagement comme organiste et maître de musique et organiste de la maison royale des Dames de Saint-Cyr, ouvertes en 1686 par Madame de Maintenon pour les jeunes filles pauvres de la noblesse. Sa nomination est due à l'intervention expresse de cette généreuse mécène ; en retour, en signe d'allégeance et de gratitude, le nouvel intendant de musique lui dédie sa cantate Abraham. Certaines œuvres composées expressément pour la Maison de Saint-Cyr n'ont été publiés que tardivement, tel le monumental et sublime Miserere mei Deus – s'étendant sur plus de sept cents mesures – destiné à deux voix de dessus et à un bas-dessus et composé, comme psaume de pénitence, pour les Laudes de l'office des Morts et, pendant la semaine sainte, à celles de l'office des Ténèbres.
Mais beaucoup de motets sont de dimensions bien plus modestes : le maître dans sa préface de son recueil « à une ou deux vois pour tout le chœur avec la basse continue pour l'orgue » publié avec le privilège royal en 1725 déclare « ne s'être attaché qu'au chant et à l'expression ». Cinq autres livres manuscrits nous sont parvenus : les deux premiers livres sont destinés eux aussi à de « petits » effectifs, et sont de dimension miniature quoique probablement destinés liturgiquement aux paroisses et couvents parisiens. Les trois derniers livres composés « avec symphonie » rassemblent des œuvres à grand chœur et ensemble instrumental plus imposant, destinées par leur apparat aux fêtes les plus solennelles, tel le Fundatur exultatione pour la dédicace de Saint-Sulpice : beaucoup de ces œuvres sont encore à redécouvrir voire à publier aujourd'hui dans une édition critique moderne.

Histoire de la femme adultère et Te Deum
Le label discographique Château de Versailles spectacles exhume donc deux œuvres assez monumentales mais peu connues du maître parisien. C'est probablement dans le cadre de Saint-Sulpice ou peut-être du couvent des Jacobins, mais à une date inconnue et pour une destination paraliturgique probablement liée à la troisième semaine de Carême, que Clérambault compose son bref et unique oratorio connu l'Histoire de la femme adultère – rarissime sinon seul exemple de la formule dans la musique française du début du dix-huitième siècle. Il est inspiré des verstes 7.53 à 8.11 de l'Évangile de Jean, et insiste sur la clémence divine car à la lapidation et à l'exécution sommaire pratiquée par les Pharisiens, Jésus préfère l'indulgence et le pardon, tous deux plus forts que la violence humaine. L'œuvre montre une grande sensibilité dramatique, dans la lignée des histoires sacrées de Charpentier (on songe surtout par la couleur orchestrale et l'utilisation très pathétique des deux flûtes traverso – à Caecilia virgo et martyr) elles-mêmes dignes héritières de la poétique du prédécesseur romain Carissimi.
L'argument du livret latin, qui prend ici quelque latitude avec le texte biblique, n'a été qu'exceptionnellement mis en musique, alors qu'il est paradoxalement vecteur d'une théâtralité éprouvée par la cinglante et célèbre réponse de Jésus (« que celui qui soit sans péché jette la première pierre »), invitation à la miséricorde et à la rédemption.

Autre substantielle découverte publiée sur le même disque, le Te Deum à grand chœur (C.138 dans le catalogue raisonné de l'œuvre de Clérambault dressé par Catherine Cessac) demeure une partition plus problématique de réalisation. Le maître français l'a probablement conçu pour un office prestigieux à Saint-Sulpice, peut-être une inauguration partielle du bâtiment à jamais inachevé, et dont la construction est alors reprise sous la direction de l'architecte italien Giovanni Niccolò Servandoni : une édification doublée du réaménagement urbanistique du quartier et de l'esplanade monumentale telle que nous la connaissons encore aujourd'hui. Clérambault repense et élargit une œuvre antérieure, un autre Te deum « à trois voix » (C.155). Mais de cette mouture définitive et grandiose, plusieurs des parties séparées intermédiaires ont été égarées au fil du temps. Heureusement, on peut aujourd'hui compter sur la reconstitution de Gerard Geay, publiée par le Centre de Musique baroque de Versailles en 1998 pour pouvoir pleinement goûter aux fastes altiers – avec trompette et timbales ! – de cette jubilatoire musique. L'œuvre déploie sa vaste architecture (plus de trente minutes) selon un usage quelque peu archaïsant, avec après la symphonie augurale, l'enchaînement de dix-huit versets très contrastés. Sont mis en exergue tantôt le grand chœur aussi réjouissant (Tu ad dexteram dei) que presque véhément (In te domine speravi final) qu'à tour de rôle, au gré des soli, duos ou même trio (aeterna fac), chacun des quatre solistes du chant.
A n'en pas douter, ce nouvel enregistrement (lire notre article) et le travail tant du label discographique versaillais que du Centre de Musique Baroque viennent sensiblement affiner et enrichir notre connaissance de l'œuvre de ce maître attachant, à la personnalité plus complexe qu'il n'y paraît – puisque, profondément attaché au culte catholique, il est aussi parallèlement initié franc-maçon en la loge déiste et de tradition anglaise Coustos-Villeroy fondée à Paris en 1736 – à une époque où n'ont, il est vrai, pas été encore émises par Clément XII et surtout Benoît XIV, les bulles papales d'excommunication de tout franc-maçon spéculatif et où quelques ecclésiastiques de tradition gallicane figurent même parfois – jusqu'à la Révolution – sur les colonnes des loges. D'autre part, comme son propre père l'avait fait avec lui, Louis-Nicolas Clérambault a parfait l'éducation musicale de deux de ses fils César-Nicolas -François (1710-1790) et Evrard-Dominique (vers 1705-1760), qui perpétueront, certes de manière moins célèbre, la tradition musicale de la famille.
S'il est tombé quelque peu dans l'oubli peu après son décès, par l'émergence de nouvelles tendances esthétiques et musicales à l'issue de la « Querelle des Bouffons » de peu postérieure à sa disparition, sa position importante à une période cruciale de l'histoire de la musique en France a été enfin assez récemment réhabilitée, notamment par les travaux musicologiques de Catherine Cessac publiés voici un bon quart de siècle : outre une imposante monographie, parue chez Fayard, qui fait désormais autorité, la grande musicologue française a dressé le catalogue raisonné de l'œuvre du maître et redonné ainsi tout son lustre au nom de Louis-Nicolas Clérambault. Il est donc bienvenu que soient rendues aujourd'hui à la vie musicale et à la connaissance du public mélomane, par le truchement du disque et du concert, quelques-unes de ses œuvres majeures injustement et longtemps oubliées, en attendant peut-être d'autres passionnantes redécouvertes à venir, au sein de son imposant catalogue.
Crédits photographiques : Louis-Nicolas Clérambault par Louis Simon Lempereur ; page frontispice de l'édition originale du « Soleil vainqueur des nuages » © Bibliothèque nationale de France ; Esplanade de la place Saint-Sulpice © Mairie de Paris ; CD Château de Versailles Spectacles
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