Les écrits de Heiner Goebbels
L'imposante anthologie française des textes du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels (né en 1952), lesquels s'étalent de 1984 à 2024, abordent ses influences, ses pratiques et son approche théorique. Un millefeuille à déguster par tous les bouts au gré de ses envies !
Cinq gros chapitres regroupant plus de cinquante textes ! S'il fallait résumer la très grande richesse de quarante années brassant héritage, réflexion et activité, il faudrait tout d'abord expliciter le titre de l'ouvrage – Contre l'œuvre d'art totale – en parlant de l'esthétique de Heiner Goebbels et de la place particulière de ce créateur parmi ses contemporains. Puis évoquer ses rencontres les plus déterminantes. Enfin, exposer quelques-uns de ses axes de réflexion sur l'avenir du « théâtre-musique », praxis et enseignement.
Le titre du livre se rapporte directement à la doctrine wagnérienne d'« œuvre d'art totale », Gesamtkunstwerk, qui prône, d'une part, une fusion continuelle du texte et de la musique en une « mélodie infinie » excluant les récitatifs et débordant les limites de la tonalité pour s'élargir à un chromatisme envoûtant. D'autre part, une portée universelle par la quête, à travers les légendes allemandes, de vérités générales. L'approche de Heiner Goebbels est sans doute plus pragmatique et, partant, plus ouverte. Pour lui, la « collision des arts » ne conduit pas à leur dissolution en une fin supérieure : l'abolition des hiérarchies entre eux permet au contraire à chacun d'exister à part entière dans la mosaïque d'un tout. Cela suppose que chaque art – déclamation, musique, scénographie, costumes, lumière… – conserve son autonomie et ne serve jamais de placage pour illustrer tel aspect, selon la volonté du seul metteur en scène. D'où, à chaque fois, une pratique expérimentale collective qui n'épuise jamais le sens, lequel ne saurait être unique. Cela se voit très bien par exemple dans le spectacle donné en juin 2025 à la Grande Halle de la Villette, Everything That Happened and Would Happen (2018), à propos duquel le compositeur parle de polyphonie, terme qu'il affectionne, en évoquant une « relation équilibrée entre sons, mouvements, corps et objets ». C'est donc, loin de toute volonté de dicter un message ou d'orienter la pensée, « une fertile incomplétude » à l'œuvre qui débouche sur « un nouveau modèle de communication » faisant du spectateur-auditeur un être plus actif donc plus libre. La linéarité de l'intrigue traditionnelle est-elle souvent abandonnée, ainsi dans Paysage avec parents éloignés (2002), au profit d'une « succession lâche de situations dans lesquelles, la musique, le texte, l'espace et l'action scénique s'entremêlent de multiples façons ». Pas étonnant que Heiner Goebbels soit inspiré par les travaux de Gertrude Stein, écrivaine pour qui l'écriture est constamment à elle-même son propre événement. Il s'inspire de ses textes dans plusieurs de ses compositions et la cite abondamment dans le livre. Rien de surprenant non plus que ce compositeur apparaisse comme une sorte de John Cage allemand – l'une de ses références – et qu'il soit incompris, en partie du moins, même s'il en revient toujours finalement, comme il le confesse, à l'Histoire, donc fatalement à celle de son pays. Ouvert à toutes les influences musicales – « de la musique de chambre au hip-hop » – les questions de style sont éloignées de lui. Il s'intéresse aux méthodes, comme il dit, non pour abolir le sens des énoncés musicaux, mais pour produire « une interaction productive entre l'acte de donner un sens et celui de le retirer ». Un champ ouvert aux expériences pour l'auditeur. Le compositeur a également renoncé au renouvellement du matériau, qu'il estimait arrivé à sa limite (à la fin des années 1980 déjà !) pour s'intéresser aux points de convergence entre les genres musicaux.
On l'aura compris : l'entreprise de Goebbels est éminemment politique au sens le plus large et donc la plus radicalement révolutionnaire, balayant tout cloisonnage institutionnel. C'est ainsi qu'il compose en 1998 Walden pour orchestre et récitant, tiré de l'œuvre de « l'auteur de la Désobéissance civile », Henry David Thoreau. Son premier modèle a été Hanns Eisler (1898-1962), dont les entretiens avec le dramaturge Hans Bunge (Fragen Sie mehr über Brecht, 1970) ont décidé assez tôt l'étudiant en sociologie à embrasser la carrière musicale. Pour Eisler lui aussi, l'art ne sert pas de garniture ou d'illustration : « sa perspective compositionnelle était une perspective politique ». Même chose chez Heiner Müller (1929-1995), inspirateur de plusieurs ouvrages et ami auquel Goebbels consacre de nombreuses pages, dont la langue a « l'avantage d'être musicale en soi » et pour qui le théâtre, « fonction de la réalité », est une « composante de la vie ».
Pour Heiner Goebbels, l'art est une expérience, non « un moyen de communiquer des messages ». C'est pour cela qu'il s'intéresse beaucoup à la danse, « forme d'art la moins institutionnalisée » et qu'il a programmé, dans les années 2010, le festival pluridisciplinaire Ruhrtriennale, qui, comme son nom l'indique, se tient tous les trois ans dans différents sites industriels désaffectés. D'où son engagement pour un théâtre de l'avenir, auquel devrait selon lui (ainsi que Klaus Völker, historien du théâtre et spécialiste de Bertold Brecht cité dans le volume) préparer toute école d'art dramatique. Il consacre beaucoup de pages à cet aspect, qui lui tient à cœur, lui qui dirigea l'Institut d'études théâtrales de l'Université Justus-Liebig de Giessen de 1999 à 2018.
Un recueil passionnant, très bien écrit et traduit, qu'agrémente une douzaine de photos noir et blanc.









