Daphnis et Chloé, de la pastorale à la symphonie
Les troubadours du Moyen Âge ont célébré la pastourelle (pastorela en occitan), dans laquelle le chevalier en route dans un site bucolique tombe sur une belle bergère qu'il essaie d'entortiller avec les compliments d'usage.
Mais parfois, la chanson parle d'un amour entre bergère et berger, d'une idylle qui remonte à l'antiquité grecque, reprise ensuite par Virgile dans ses Bucolica. Longos, un auteur grec du IIe siècle, a livré à la postériorité un roman pastoral sur la bergère Chloé et le chevrier Daphnis qui gardent leurs troupeaux côte à côte. Voyant Daphnis nu se laver dans la rivière, Chloé subit une secousse érotique et elle tombe malade sans savoir pourquoi. Ayant refusé les avances répugnantes d'un bouvier, elle embrasse le beau Daphnis qui, sous l'emprise de l'amour, ne tardera pas à découvrir les appâts de Chloé à moitié dévêtue. Mais leur amour reste innocent, ils sont jeunes et inexpérimentés, tous les deux sont d'ailleurs des enfants trouvés et recueillis par des parents adoptifs.
La pastorale de Jean-Jacques Rousseau
Ayant balayé l'éventualité du poste d'un compositeur de cour après la création du Devin du village à Fontainebleau devant le roi Louis XV, le philosophe nous a laissé tout de même ses Lettres sur la musique française (1753) où il disserte sur la primauté de la mélodie. Pour son opéra Daphnis et Chloé de 1774, Rousseau évoque les vendanges où les bergers et les bergères ramènent leurs corbeilles pleines de raisins pour les offrir au Dieu Pan et aux Nymphes. La musique de l'ouverture est d'une simplicité navrante, tant par le côté répétitif de la séquence initiale que par la dotation instrumentale :

L'incipit aux violons, suivi ensuite de la flûte et du hautbois
Au premier acte, Chloé vient se lamenter, craignant que Daphnis lui ait été subtilisé par d'autres vendangeuses. Mais Daphnis revient, trouvant sa Chloé endormie qui se réveille en lui faisant des reproches d'avoir tardé. Dans un moment de solitude, Chloé, se sentant en parfaite harmonie avec les fleurs alentours, a droit à un air à grandes vocalises dignes d'un opéra baroque, sur les paroles « Brillez de nouveaux charmes », adressées aux fleurs :

Mais elle confie à Daphnis que ses parents l'ont promise à un certain Lampis. Dans son désespoir, elle jure de préférer la mort à ce maudit mariage arrangé. Lampis va cependant triompher, mais ses promesses sonnent creuses (« Tu seras mise avec magnificence… Tu vivras dans l'allégresse… ! »), des paroles auxquelles elle répond sur une ligne descendante : « Je mourrais dans la tristesse ». Les bergers au service de Lampis viennent enlever Chloé qui tâche de s'arracher à ses ravisseurs (« laissez-moi ! »), tout en appelant désespérément son amour disparu : « Daphné…Daphné … ! »
Quant au deuxième acte, Rousseau n'en a laissé que le résumé et une série d'esquisses. Son canevas prévoit les retrouvailles heureuses du couple, suite aux entrelacs de plusieurs péripéties et la découverte de la vraie origine de Daphnis et de Chloé.
L'opéra-bouffe de Jacques Offenbach
Pour Offenbach, la matière mythologique de la Grèce peut servir à pasticher la vie parisienne sous Napoléon III. Déjà dans Orphée aux Enfers, le personnel de l'Olympe ne se soucie guère de ses qualités divines. Ou alors dans La Belle Hélène, où nous assistons à une transgression des bienséances en matière d'amour : à l'approche de Paris, une Hélène lascive commence à se dévêtir et les amoureux s'adonnent à la gymnastique débridée de l'accouplement. Le rôle est conçu pour Hortense Schneider, la diva spécialement qualifiée à ce genre de scène. Le public affectionne l'opéra-bouffe, le genre qui renverse les valeurs morales de la société du Second Empire et qui attire toujours un grand public, même du côté de l'establishment qui vient y assister à la parodie de sa propre caste.
Quant à Daphnis et Chloé de 1860, Offenbach s'appuie sur le livret d'un vaudeville de Clairville créé sur scène en 1849. Certains personnages du roman de Longos sont éliminés au profit d'autres figures, comme par exemple les Bacchantes. Quand le rideau se lève, on assiste au rituel de la vénération du Dieu Pan (son buste au milieu du plateau) de la part des Bacchantes, mais en réalité elles se sont réunies pour courtiser Daphnis, un berger de beauté apollonienne. C'est alors que Chloé fait son entrée, accompagnée par son mouton Robin et introduite par le chant du chalumeau (hautbois), le décor pastoral parfait :

Le hautbois qui introduit le « Suis-moi… » de Chloé
Daphnis rejoint Chloé près du buste de Pan et les deux s'avouent leurs souffrances amoureuses. Chloé ramène ses brebis et Daphnis, endormi puis réveillé, se voit livré aux désirs des Bacchantes qui s'apprêtent à instruire le jeune homme ignorant en matière de sexe, mais Pan vient les importuner, obsédé par l'idée de mettre le grappin sur Chloé. Les Bacchantes lui passent une gourde remplie de l'eau de la rivière Léthé, l'eau de l'oubli, avant de s'enfuir en emmenant Daphnis. Pan reçoit la visite de Chloé à la recherche, elle, de son Daphnis. Il la comble de compliments et tâche de lui faire découvrir les secrets de l'amour. Chloé n'en demande pas mieux : « Voulez-vous m'apprendre comment votre baiser se prend ? » Son chant aux sauts de sixtes, aux croches pointées et la montée chromatique trahissent ses émotions en ébullition :
Pour stimuler davantage ses propres désirs, Pan prend une gorgée de la gourde… pour perdre aussitôt ses moyens. Pour Chloé, c'est la fin abrupte de la leçon. Surgit alors Daphnis qui vient rapporter les instructions reçues par les Bacchantes qui rejoignent le couple en lui communiquant que les parents de Chloé approuveraient leur union, tout en soufflant à l'oreille de Daphnis comment il devra consommer l'amour. Chloé essaie de le mettre à l'épreuve… et son amoureux de répondre (produisant un éclat de rire auprès du public): « Quand nous serons mariés ».
La symphonie chorégraphique de Maurice Ravel
Créateur incontesté d'un univers féérique, voire onirique (cf. Shéhérazade, l'Enfant et les sortilèges), Maurice Ravel se donne à cœur joie dans la composition de son ballet Daphnis et Chloé en 1909, une œuvre qui va l'occuper pendant trois ans, commandée par Serge Diaghilev, l'impresario des Ballets Russes créés en 1907 à Saint-Pétersbourg. La fameuse troupe débarque à Paris en 1909 pour se produire au Théâtre du Châtelet avec Michael Fokine comme directeur du corps, Ida Rubinstein et Vaclav Nijinsky comme danseurs-étoiles et Léon Bakst comme maître du décor.

Décor de Daphnis et Chloé par L. Bakst
La mise au point de son ballet est parsemée d'obstacles de toutes sortes : les disputes frustrantes avec Fokine (qui ne comprend pas la langue) sur le scénario et l'irrespect de Nijinsky qui vient d'initier parallèlement la chorégraphie de L'Après-midi d'un Faune de Debussy. Mais en fin de compte, la création du ballet aura lieu le 8 juin 1912 sous la direction de Pierre Monteux, avec Vaclav Nijinsky et Tamara Karsavina dans les rôles principaux.
Le premier tableau nous introduit au milieu d'une scène bucolique peuplée de bergers et de nymphes vouées au culte de Pan, une scène dont la musique émerge d'un néant : les archets des cordes graves effleurent à peine l'instrument, telle une pantomime au ralenti, d'où se dégage petit à petit un étagement de quintes au ppp jusqu'aux violons pour former un tapis ouaté sous les appels de la flûte dont l'éclosion des premiers éléments mélodiques planent au-dessus des trois quartes parallèles ondoyantes du chœur sur la voyelle ‘a', le tout sur les vibrations à peine audibles des timbales, somme toute l' atmosphère mystérieuse d'un au-delà, tout comme dans les opéras de Wagner (voir les violons dans les aigus de l'ouverture de Lohengrin) dont Ravel a souligné la potentialité émotionnelle à maintes reprises. De ce halo sonore de quintes et de quartes, une des caractéristiques de l'harmonie ravélienne, l'on entend surgir les cors au son retenu avec le thème principal, un ligne mélodique basée sur la quinte et structurée comme un appel suivi d'une réponse : Daphnis et Chloé en dialogue.

Thème de Daphnis …………………………et de Chloé
Un thème dont les cellules seront x-fois altérées par la suite, mais repris comme leitmotif (wagnérien) tout au long de l'œuvre : la ligne d'une quinte ou d'une quarte descendante, suivie d'une courbe plate de triolets se faufile continuellement d'un registre à l'autre, si bien que l'orchestre est comme emporté dans un mouvement de vagues. Comme les nymphes vont visiblement aguicher le beau Daphnis, Chloé s'indemnise en acceptant malgré elle les avances du bouvier Dorgon, un nouveau défi pour Daphnis qui tâche de s'assurer de l'amour de Chloé moyennant une « danse légère et gracieuse » :
Une danse aux accents syncopés et au balancement continu entre le binaire et le ternaire de ces accords en mouvements parallèles, les flûtes et le cor étant soutenus d'un bruissement éthéré dans les cordes et les harpes aux arpèges et aux glissandi, le tout dans un pianissimo comme derrière un voile. Daphnis ne réalise pas que des pirates viennent kidnapper Chloé, et les nymphes ne vont pas rater l'occasion d'harceler l'amoureux délaissé. Leur danse lancinante l'emmène devant la statue de Pan, afin qu'il lui parle à cœur ouvert.

Les bois et leurs arabesques parallélisées: les nymphes qui charment le beau Daphnis
L'introduction au troisième tableau (identique au premier) intitulé « Lever du Jour » est la partie la plus populaire du ballet. Daphnis est toujours prosterné devant la grotte de Pan. Les glissandi dans les cordes et les harpes au-dessus du trémolo des contrebasses suggèrent l'aube naissante, à quoi s'ajoutent les arabesques ondulatoires en triples croches dans les bois et la célesta, puis, de plus en plus obsessives, dans tout l'orchestre où la densité s'affermit par le parallélisme de la septième, la sixte et de la quinte dans les cordes divisées, pendant que les cuivres rappellent en filigrane le leitmotif (qui évoque d'ailleurs la courbe mélodique dans ‘Ondine' du Gaspard de la Nuit ). Que la lumière soit !

Le déferlement de triples croches au pp comme tapis sonore de l'aube naissant
Les bergers viennent annoncer à Daphnis que Chloé a de nouveau gagné notre île grâce à l'intervention de Pan. Le happy-end des retrouvailles est couronné par la pantomime à laquelle s'adonnent Daphnis et Chloé en endossant les rôles de Pan et de Syrinx : les chalumeaux (hautbois) renforcés par le cor introduisent le marivaudage de la sirène :

A quoi Pan (Daphnis) répond en se taillant un roseau-flûte qui répand un air mélancolique se prolongeant à l'infini, un soliloque parsemé de gammes et d'entrelacs de toutes sortes (non loin de Syrinx de Debussy), soutenu délicatement par les pizzicati des cordes :

La danse du couple qui suit progresse de plus en plus vite, telle une toupie. Ravel note « plus animé » à tout bout de champ, jusqu'au point où Chloé, prise de vertige, tombe dans les bras de Daphnis.
Après l'arrivée des Bacchantes, la musique évolue vers une « danse générale » propulsée par le rythme pointé des timbales et les registres graves. Pendant que les cordes lancent leurs croches du 6/8 autour du ‘la' de la centrifuge, que le chœur chante en voguant ses accords tirés, les bois et les vents se démènent avec un raz-de-marée de doubles-croches chromatiques. S'y ajoute un corpus de percussion largement fourni, doté d'instruments exotiques comme le tam-tam, l'éoliphone ou les crotales, une page de partition qui fait penser aux dernières mesures du Boléro :

Moitié inférieure de la partition : les cordes propulsées dans une galopade ininterrompue de cette « Bacchanale »
Daphnis et Chloé est souvent cité comme exemple d'une sonorité ‘spectrale' par « l'interactions des timbres » (Danièle Cohen-Lévinas), comme un voyage à l'intérieur de ces tableaux de couleurs, avec « ses crescendos et decrescendos à la manière des vagues qui montent et refluent en larges cercles concentriques » (Ralph Vaughan Williams). Vers la fin de sa vie, Ravel assiste à un dernier concert en novembre 1936 où, après avoir entendu son Daphnis et Chloé, il s'effondre en disant à ses amis : « J'ai encore tant de musique dans ma tête, je n'ai encore rien dit, j'ai encore tellement à dire… ». Le 28 décembre 1937, il s'éteint après une opération au cerveau.
S O U R C E S
CARO Annibal, Amori pastorali, Vecchiarelli Ed., Manziana (Roma), 2002.
MITTELBERG Ute, Daphnis et Chloé von Jacques Offenbach, Verlag Dohr, Köln, 2002.
GOUBAULT Christian, Maurice Ravel, le jardin féérique, éd. Minerve, Paris, 2004.
MAWER Deborah, The Ballets of Maurice Ravel, éd. Ashgate, Burlington, 1961.














