À l’Opéra de Rome, la première italienne d’Adriana Mater de Kaija Saariaho
Vingt ans après sa création à Paris en 2006, la première italienne d'Adriana Mater, opéra en deux actes et sept tableaux de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, Lion d'or pour l'ensemble de sa carrière à la Biennale de musique de Venise en 2021, était très attendue et a suscité une grande émotion.

Cet opéra, le sixième de la compositrice, composé sur un livret en français d'Amin Maalouf, aborde le thème douloureux de la guerre et de la violence, racontant le viol d'une femme qui ne renonce pas à son enfant né de la violence et qui rachète le crime par le pardon. Le spectacle est mis en scène au Teatro dell'Opera de Rome dans une nouvelle production réalisée en collaboration avec le San Francisco Symphony, qui a reçu le Grammy Award du meilleur enregistrement live en 2023 par Esa-Pekka Salonen, également Clef ResMusica.
L'Orchestre romain est dirigé par un ami et collaborateur de Kaija Saariaho, Ernest Martínez Izquierdo, directeur de l'Orchestre symphonique de Navarre et ancien assistant de Pierre Boulez à l'Ensemble Intercontemporain, qui avait dirigé Only the Sound remains en 2018 à Garnier. Le chef restitue avec une passion précise et un grand lyrisme chaque détail, les pianissimi, les nuances, les parties chantantes de cette partition très douce et mystérieuse, presque onirique, sur un thème tragique intemporel qui parle au cœur de notre époque. Un autre grand ami de la compositrice, Peter Sellars, à qui Kaija Saariaho a dédié la partition d'Adriana Mater, a repris avec quelques variations la mise en scène présentée à San Francisco, au lendemain du décès de la compositrice, disparue en 2023.

À Rome également, Sellars a choisi de renverser la scène, en plaçant l'orchestre et le chœur sur la scène, avec le chef d'orchestre les dirigeant en diagonale, et en restreignant les chanteurs sur l'avant-scène pour les faire errer sur des plateformes nues et dépouillées, suspendues au-dessus de la fosse d'orchestre. Pour souligner la force du drame par le vide et l'absence d'artifices, le choix a été fait de renoncer aux coulisses et aux toiles de fond, les remplaçant par les masses de l'orchestre, sur les côtés duquel les personnages entrent en scène comme des ombres du passé pour incarner l'exemplarité de la douleur et de la souffrance humaine comme dans une tragédie grecque, et entamer le processus de catharsis intérieure qui les mènera à la renaissance.
Voici donc Adriana, la jeune protagoniste, qui apparaît presque furtivement, pieds nus, en short, éclairée par les barres lumineuses au néon de Ben Zamora qui ne changent que de couleur, tandis qu'elle chante une sorte de rondeau plein de nostalgie et de sensualité. « Quand les yeux de la cité se ferment, / Je dévoile mon cœur ». Immédiatement après apparaît Tsargo, l'amoureux alcoolique en quête de tendresse qui, rejeté, finira par abuser d'elle.

Dès le début du spectacle, nous sommes plongés dans l'atmosphère trouble produite par les centres d'énergie sonore générés par la pâte orchestrale. Et immédiatement, nous nous sentons enveloppés par la réfraction des voix qui expriment les passions primaires en suivant le flux des consciences, des rêves, des désirs et de l'espoir de ces âmes en peine, comme les traînées lumineuses des bateaux qui errent à l'horizon dans une mer sonore. Le contrepoint traditionnel s'efface au profit de contrastes timbraux d'une tension magmatique, tandis que la mélodie émerge des formations sonores issues d'analyses spectrales etd'algorithmes, captivante. Musique et humanité s'entremêlent : on assiste à une véritable exploration des secrets du cœur humain, pour en sonder toute la gamme – le désir d'amour, la violence, la culpabilité, l'envie de vengeance, la paix du pardon – et en essayant d'en rendre les nuances infinies – la suspension de l'attente, le rythme dissonant de la violence, le timbre glacial de la peur, la percussion martelante du désespoir, le calme de l'harmonie retrouvée.
Cela explique la dimension onirique et envoûtante de cette œuvre d'une rare beauté, née de l'expérience de la maternité et du travail sur un traumatisme psychique, dans laquelle rayonne la force radicale du changement potentiel que chaque naissance représente pour l'individu, et donc sa résistance à l'erreur et à la douleur, au nom de la lumière de l'espoir. Kaija Saariaho, compositrice et mère de deux enfants, vivait en écrivant de la musique et disait s'être inspirée pour sa polyphonie du battement simultané de deux cœurs dans un seul corps pour créer les quatre personnages qui se révèlent à travers la matière sonore dont ils sont composés, en unissant leur voix au son de l'orchestre : Adriana, avec sa voix sombre, intense et aiguë, parfaitement interprétée par la mezzo-soprano Fleur Barron ; Refka, qui voudrait la convaincre d'avorter, avec sa voix à la tessiture plus large et en même temps plus limitée, interprétée par la soprano Axelle Fanyo, étoile montante française, Grand Prix 2021 au Concours Nadia et Lili Boulager ; puis Tsargo, le violeur alcoolique qui finira aveugle, abandonné et objet de compassion, avec sa voix au timbre plus sombre, souvent assombri par le son grave des cordes, rôle également confié à Rome au grand baryton anglais Christopher Purves ; et enfin la voix compacte et caverneuse pour un corps d'adolescent de Yonas, le fils du viol, un Nicholas Phan sensationnel, jeune ténor américain, fondateur et directeur artistique de l'Art Song Chicago, qui entre en scène au début du deuxième acte dix-huit ans après le drame, donnant une nouvelle énergie et une clarté inattendue.
Le public (bien que réduit) de la première romaine d'Adriana Mater au Teatro Costanzi réserve une ovation chaleureuse au chœur, aux chanteurs, aux chefs d'orchestre et de chœur, et surtout au metteur en scène Peter Sellars, ami et complice de la compositrice.
Crédits photographiques : © Fabrizio Sansoni / Opera di Roma
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