À Genève, la danse parasite Pelléas et Mélisande
Après sa création à Anvers en 2018, sa reprise en streaming à Genève en 2021, Aviel Cahn reprend Pelléas et Mélisande de Claude Debussy dans la mise en scène des chorégraphes maison Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet débarquant leurs danseurs au milieu d'un plateau de chanteurs de très bonne facture et d'un Orchestre de la Suisse Romande dynamité par la belle baguette du chef slovaque Juraj Valčuha.
Lorsque que vous déjeunez dans un restaurant, on ne vous sert pas la côte de bœuf ou le bar en croûte avec l'éclair au chocolat ou le tiramisu. Ni le vin avec le café. C'est pourtant ce que nous cuisinent Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet dans cette production de Pelléas et Mélisande, l'opéra de Claude Debussy. Un spectacle de danse sur la même table qu'un opéra. Si au moins le premier complétait le second. Il ne fait que le parasiter. Tout comme au restaurant, la qualité intrinsèque du cuisinier ou celle du pâtissier ne sont pas mises en cause, ici, celles des metteurs en scène ou des chorégraphes ne font pas question. Mais ce mélange des genres est insupportable. Et cette intrusion de la danse dans un opéra écrit et composé comme une entité, c'est nier la confiance à l'œuvre musicale de Debussy et au livret de Maurice Maeterlinck. C'est aussi faire peu de cas de l'intelligence du public que de se croire obligé de lui expliquer par des gestes de danseurs ce que les chanteurs chantent avec la conviction incarnée de leurs personnages.
Et tant d'efforts pour quoi nous raconter ? Car, au vu de la performance des danseurs, que de répétitions, que de temps passé à mettre au point ces ballets de ficelles entravant puis libérant comme par enchantement ceux qui sont pris dans les mailles de ces filets improvisés. Que d'heures passées à régler les pas de ces huit danseurs dans les espaces scéniques occupés par les mouvements des chanteurs. Pour quoi nous raconter ? La jalousie de Golaud ? L'étrangeté de Mélisande ? La passion amoureuse de Pelléas ? Mais tout cela existe déjà dans la musique de l'opéra, Messieurs ! Certes, ils sont beaux vos danseurs. Bien sûr, les chorégraphies sont magnifiquement réglées, mais permettez tout de même qu'on se questionne sur la signification profonde de ces danseurs rampants, se contorsionnant tels des vers, sur le devant du rideau pendant que l'orchestre joue ses interludes. Peut-être qu'un véritable travail de mise en scène aurait permis d'occulter ces tomber de rideau et leurs étranges danses. Rappelons-nous que Debussy désirait que son opéra se déroule sans aucune interruption. On l'aura compris, toutes ces chorégraphies pour esthétiques qu'elles soient n'apportent rien à la dramaturgie de Pelléas et Melisande. Dans les quelques rares scènes où les danseurs sont absents, l'opéra, le théâtre soudain reprennent leurs droits. Le propos devient limpide. On vit l'action, on ressent pleinement l'implication du mot.
Nos lignes ont déjà longuement décrit les précédentes présentations de cette production. Nous n'y reviendrons pas ici, si ce n'est pour répéter qu'avec ce décor noir chargé d'angoisse et de drame (Marina Abramovic), nous avons les mêmes interrogations que nos collègues quant au fondement de ces stalactites qui encombrent la scène. Comme eux, on s'interroge sur ces costumes bien dessinés (Iris Van Herpen) contrastant avec la nudité quasi totale des danseurs évoluant dans un autre monde. Comme eux, nous avons apprécié ces belles et intelligentes projection vidéo (Marco Brambilla) prolongeant la rêverie d'un monde fait de fugitives mais intenses rencontres, de familles aux incompréhensions manifestes.
Le côté musical apporte une touche bienheureuse au malaise chorégraphique avec une Mari Eriksmoen (Mélisande) transformée au regard de sa prestation à Anvers. Composant un personnage admirable de retenue autoritaire, elle réussit, avec une belle douceur de voix d'affirmer un être, certes étrange et complexe, mais animé d'une grande vérité. Huit ans de métier ont forgé la soprano au caractère profond de cette Mélisande intègre. A ses côtés, le baryton Leigh Melrose (Golaud) lui aussi issu de la production originale d'Anvers campe, avec une voix puissante mais sans grande finesse, un personnage fruste qui n'a malheureusement que la jalousie à son répertoire. Nous aurions aimé qu'il montre que son amour pour Mélisande n'est pas seulement celui de l'objet possédé. Ainsi peut-être aurait-on apprécié un plus grand lyrisme dans sa voix. Avec le baryton Björn Bürger, cette production nous offre un très beau Pelléas. Alerte, beau, de belle prestance, il découpe avec une parfaite diction, un personnage très attachant. Débarrassés des danseurs, les duos du 4ème acte avec Mélisande sont admirables de sensibilité et de partage amoureux. La basse Nicolas Testé (Arkel) est impressionnant. Dans une élocution impeccable, il campe un roi d'Allemonde d'une autorité impérieuse. Une santé vocale à nous faire douter du grand âge de son personnage et de la maladie qui le poursuit. Mais ne nous plaignons pas, les chanteurs d'une telle qualité sont suffisamment rares pour ne pas s'en réjouir. Dans les rôles secondaires, on reste surpris de la timidité vocale de la mezzo française Sophie Koch (Geneviève). Et si le soin apporté aux phrasés, à la prononciation, à la projection vocale aux quelques mots que prononcent Mark Kurmanbayev (le Berger/le Docteur) nous ravit, la jeune soprano Charlotte Bozzi (Yniold) enchante l'auditoire avec sa présence admirable de justesse.
Mais toute cette belle musique ne serait pas aussi convaincante sans la prestation remarquable de l'Orchestre de la Suisse Romande sous la direction impliquée du chef slovaque Juraj Valčuha. Est-ce la précision ? Est-ce la célérité ? Est-ce la musicalité ? Ce sont probablement toutes ces qualités nécessaires plus un sens de l'immédiateté qui génèrent cette intensité musicale qui, à tous instants, émerge de la fosse du Grand Théâtre de Genève pour accompagner, soutenir, dynamiser, donner vie au plateau des chanteurs. Rarement depuis cette fosse l'Orchestre de la Suisse romande n'a été aussi présent, aussi partie prenante de l'intrigue d'un opéra. Un véritable bonheur.








