Concerts, La Scène, Musique symphonique

Varèse le tellurique célébré à la Philharmonie

Plus de détails

Paris Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. 10-XII-2024. Edgard Varèse (1883-1965) : Ionisation, pour ensemble de 13 percussionnistes ; Density 21,5, pour flûte ; Octandre, pour huit instruments ; Intégrales, pour onze instruments à vent et percussion ; Offrandes, pour soprano et orchestre de chambre, sur des poèmes de Vincente Huidobro et José Juan Tablada ; Arcana, pour orchestre ; Amériques, pour orchestre. Sarah Aristidou, soprano ; Sophie Cherrier, flûte ; Ensemble Intercontemporain ; Orchestre du Conservatoire de Paris ; Ensemble Next ; direction : Pierre Bleuse

Partager

La Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie est comble et le set de percussions rutilant sur le plateau pour ce Grand soir Varèse déployant les forces de l' rejoint par l'Orchestre du Conservatoire de Paris et l' sous la direction de .

L'affiche est pléthorique, offrant la quasi- intégralité de la musique pour ensemble et pour orchestre du compositeur. Né au XIXᵉ siècle (1883) et contemporain de Stravinsky et de Webern, Varèse est marginal parce que novateur. À l'étroit dans un milieu musical par trop académique, il quitte l'Europe en 1915 pour les États-Unis où il restera pratiquement toute sa vie, obtenant la nationalité américaine dès 1927. Il y mène une activité intense de chef d'orchestre et de chœur et y écrit la majorité de ses œuvres (une quinzaine au total) dont on entend ce soir les plus célèbres.

Vitalité sonore

On ne pouvait imaginer meilleure acoustique pour Ionisation, ce premier chef d'œuvre de l'histoire de la musique pour percussions seules qui débute la soirée et met d'emblée le feu au plateau. Le titre issu de la physique cristallise ce rapprochement des sciences et de la musique que Varèse appelait de ses vœux. L'œuvre convoque treize percussionnistes et un étalage exubérant de surfaces à percuter (peaux, bois, métaux), à secouer (hochets, grelots), à frotter (tambour à corde), à gratter (güiro), à entrechoquer (castagnettes, fouet), etc. : autant de sonorités à hauteur indéterminée choisies par un compositeur qui voulait affranchir la musique du système tempéré. Varèse ajoute le piano et les cloches-tubes pour leur dimension résonnante et les deux sirènes emblématiques qui inscrivent le continuum sonore au sein de la constellation rythmique. Avec une concentration maximale des interprètes et sous le geste structurant de , la trajectoire se dessine, les alliages de timbre opèrent pour restituer cette vitalité sonore recherchée par Varèse. C'est par l'intermédiaire d'un texte de Varèse dit par (il est question de mouvement de masses et de projection du son dans l'espace) que s'enchaîne sans applaudissement Density 21,5, la seule pièce soliste du compositeur entendue sous les doigts de . Le titre provient ici de la facture de l'instrument, celle de la flûte en platine de Georges Barrère qui a créé la pièce au Carnegie Hall. Pierre d'angle du répertoire du XXᵉ siècle explorant toute l'étendue du registre, elle est jouée avec une impeccable justesse d'émission et cette puissance énergétique du son qui n'admet aucun relâchement.

Singulier dans le catalogue varésien, Octandre (1923) pour sept instruments à vent et une contrebasse est contemporain du Sextuor de Stravinsky. C'est la seule œuvre sans percussion du compositeur et la plus jouée. La pièce est courte et ciselée, ressassant ses  motifs à l'envi (Varèse refuse le développement) et laissant apprécier les qualités solistes du hautbois introductif joliment timbré comme celles du basson et de la contrebasse (tous élèves du Conservatoire). Intégrales (1924) réintroduit les percussions et leur présence bruyante, les polarisations (« ison ») sur une note entretenue, les répétitions obsessionnelles, les motifs de fanfare musclés et autres signaux qui peuplent l'univers varésien. Le solo de hautbois, velouté autant que pénétrant, de Philippe Grauvogel au mitan de l'œuvre est une splendeur !

La première partie du concert s'achève avec Offrandes (1921) pour soprano et orchestre de chambre (vent par un) empruntant à deux poèmes : Chanson de là-haut de Vicente Huidobro et La Croix du sud de José Juan Tablada. L'œuvre met sur le devant de la scène la soprano . La voix est fraîche et flexible mais légère, souvent concurrencée par un orchestre offensif où s'affirment les fondamentaux varésiens décrits plus haut.

Jubilatoire et tellurique

Après l'entracte, l'orchestre déployé sur le plateau est monumental : bois par cinq, huit contrebasses, huit cors, cuivres graves avec trombone contrebasse et tuba contrebasse. Ils sont plus d'une centaine sur scène, Varèse sollicitant quelques douze percussionnistes pour Arcana (1926) que l'orchestre et Pierre Bleuse jouent avant Amériques : « C'est l'imagination qui donne la forme au rêve », écrit Varèse. On pourrait assimiler Arcana à une passacaille des temps modernes avec son motif obstiné exposé au départ et ses constantes variations : jouissance des cuivres gras, motifs cinglants (piccolo) dans l'aigu, crépitement du tambour militaire qui anticipe Ionisation, « accords gratte-ciel » obtenus par superposition rapide de différentes strates sonores du grave à l'aigu. L'œuvre est sous contrôle, superbement conduite par Pierre Bleuse qui tient les rênes de cette grosse machine.

Avec des moyens semblables (150 musiciens pour sa première version de 1921), Amériques, l'op.1 (officiel) de Varèse, dont l'orchestre joue la version « resserrée » de 1929, referme magistralement la soirée. L'œuvre s'entend comme une réponse varésienne (la sirène en sus !) au Sacre du printemps : l'introduction soliste de la flûte alto sur le mouvement obstiné de la harpe, les impacts rythmiques de la percussion qui pénètrent les masses instrumentales, et jusqu'à l'énergie circulaire du grand final qui entretient la transe. Il semble que jamais encore cette première œuvre de Varèse, dont les exécutions sont rares, n'avait été tenue avec autant de puissance et de relief, entre jubilation sonore et force tellurique, sensualité des courbes mélodiques et âpreté des masses qui s'entrechoquent. Le public lui fait un triomphe. Pierre Bleuse, maître d'œuvre de cette soirée d'exception, revient plusieurs fois sur la scène pour faire saluer chaque famille de cette grande communauté où, à côté des musiciens de l'EIC, les chefs de pupitre étaient ce soir les jeunes instrumentistes du Conservatoire de Paris.

Crédit photographique : ©

(Visited 528 times, 1 visits today)
Partager

Plus de détails

Paris Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. 10-XII-2024. Edgard Varèse (1883-1965) : Ionisation, pour ensemble de 13 percussionnistes ; Density 21,5, pour flûte ; Octandre, pour huit instruments ; Intégrales, pour onze instruments à vent et percussion ; Offrandes, pour soprano et orchestre de chambre, sur des poèmes de Vincente Huidobro et José Juan Tablada ; Arcana, pour orchestre ; Amériques, pour orchestre. Sarah Aristidou, soprano ; Sophie Cherrier, flûte ; Ensemble Intercontemporain ; Orchestre du Conservatoire de Paris ; Ensemble Next ; direction : Pierre Bleuse

Partager

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Reproduire cet article : Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à le faire savoir sur votre site, votre blog, etc. ! Le site de ResMusica est protégé par la propriété intellectuelle, mais vous pouvez reproduire de courtes citations de cet article, à condition de faire un lien vers cette page. Pour toute demande de reproduction du texte, écrivez-nous en citant la source que vous voulez reproduire ainsi que le site sur lequel il sera éventuellement autorisé à être reproduit.