À Lausanne, éblouissant Béjart Ballet Lausanne
Le Béjart Ballet Lausanne présente sa nouvelle série de spectacles qui, sous l'impulsion de Julien Favreau, son directeur artistique, allie la nostalgie de l'œuvre laissée par Maurice Béjart avec la modernité de chorégraphes contemporains.

Pour ouvrir les feux, la scène lausannoise est offerte à deux jeunes chorégraphes habités d'une réputation de conteurs. En effet, dès la première scène, c'est à une action théâtrale que l'on assiste. Comme un opéra sans parole. Avec pour seule expression, une musique et quelques gestes. L'homme marche mais en trois pas transparaît l'abattement profond de son âme. Accompagné d'un accord orchestral lugubre et grave, traversant à pas lents la scène à peine éclairée le long d'un mur sans beauté, le clown Oskar (Oscar Eduardo Chacón) traîne tristement un grand sac de toile rouge. Vêtu d'un costume trop grand, coiffé d'un haut-de-forme cabossé, il s'immobilise bientôt sous la lumière hésitante d'un réverbère. Prononçant quelques inintelligibles paroles, il plonge dans son sac pour y chercher un improbable objet en phase avec sa mélancolie. Soudain, comme par enchantement, la scène qui, quelques secondes auparavant voyait ce personnage, seul, recouvert de la chape d'un insistant désespoir, se peuple en pleine lumière d'une bande d'autres clowns vêtus comme lui de haillons rouges sales.
Sur la musique de l'Allegro de la Danse Hongroise n°5 de Johannes Brahms, on assiste alors à une danse explosive et incroyablement précise d'une quinzaine de danseurs menée par un Oscar Eduardo Chacón en transe. Ainsi la note est lancée et tout au long de ce ballet où alternent des moments de gaieté, de tristesse, de tragique ou de rêverie, l'intensité émotionnelle ne quitte jamais le plateau. Si Oscar Eduardo Chacón se surpasse, c'est que son talent et son charisme, sa présence scénique est portée par ceux qui l'entourent. A chaque séquence, on retient son souffle tant la tension régnant autour de ce personnage est prégnante. L'émotion est à son comble quand résonnent des passages de la Symphonie n° 11 en sol mineur de Dimitri Chostakovitch. La puissance de cette musique, ses aspects descriptifs, ses sonorités agressives, sont le moteur d'une danse dont l'intensité ne fait que grandir au fil de la soirée. Quelle meilleure musique que celle de Chostakovitch vivant dans l'angoisse continuelle de son arrestation par le régime de Staline pour illustrer les tourments, la folie même. Inoubliable, cette scène montrant le ballet macabre de personnages sautillants, l'échine courbée, les bras pendant presque jusqu'au sol, alors qu'Oskar face au public, immobile, le corps ondulé, allonge son visage pour que sa bouche immense mime ses angoisses en parodiant Le Cri, la fameuse toile de Edvard Munch. Ainsi, au paroxysme du déchirement, dans une scène ultime, une marionnette immense se penche sur le clown Oskar dont on devine la mort prochaine. Ces quelques quarante minutes de danse restent un bouleversant et poétique témoignage sur la confusion des sentiments que le chorégraphe italien Simone Repele et l'américain Sasha Riva signent avec une intensité émotionnelle et une qualité chorégraphique hors du commun. En dépit de quelques infimes réglages encore nécessaires, l'engagement inconditionnel des danseurs du Béjart Ballet Lausanne mérite tous les superlatifs.
Dans un court entretien, les chorégraphes affirment avoir voulu exprimer leurs peurs et leurs doutes quant à la création artistique. Si c'est pour nous présenter de tels chef-d'oeuvres, qu'ils continuent de douter, d'avoir peur. C'est tout le mal (le bien ?) qu'on leur souhaite.
Après l'entracte, c'est au tour du chorégraphe Andonis Foniadakis, un ancien du Béjart Ballet Lausanne, de proposer Real Love, un ballet qui, en dépit de la pléthore de gestes techniques et d'une chorégraphie effrénée, ne parvient pas à accrocher. Au son de musiques du groupe Depeche Mode, diffusé à un niveau sonore excessif, arrivant de toutes parts, dans un rythme ininterrompu, les danseurs entrent en scène se rencontrent, se soulèvent, s'écroulent au sol, se relèvent, sortent, pour revenir bientôt dans ce carrousel un peu foutraque. Pourtant, si tout est mesuré avec une précision diabolique, on peine à y voir autre chose que des sauts, des glissades, des jetés, des entrechats sans que toute cette excitation scénique soit émotionnellement convaincante. Peut-être est-on encore sous le charme de la première partie de soirée ?
Puis retour aux sources du génie créatif de Maurice Béjart avec son ballet «L'Oiseau de Feu» créé en 1970 (!) sur la musique éponyme d'Igor Stravinsky. Dès les premiers instants de ce ballet, on reste bouche bée devant l'évidence même du propos chorégraphique tant il reste d'une modernité confondante. Le geste est précis, le mouvement est fluide, l'espace occupé avec intelligence et à propos. Si nos lignes ont largement fait la synthèse admirative de cette composition chorégraphique, les yeux s'émerveillent devant cette adéquation sublime du geste à la musique, de l'arabesque au personnage, de l'esprit au conte fantastique. Irrésistiblement le regard s'échappe vers la poésie mirifique de ces ensembles de danseurs qui, en dépit de leurs mouvements millimétrés, dégagent un sentiment de liberté humaine laissant transparaître leur individualité comme leur attention les uns envers les autres. Une vraie communion dans un travail partagé tendant vers un même devoir. Et devant ces Partisans ou ces Petits oiseaux, tous au service de la rigueur chorégraphique, on succombe au charme extatique d'un Hideo Kishimoto (L'Oiseau) s'emparant de l'espace. Quelle grâce immense habite ce jeune homme ! Il ne saute pas, il vole. Il ne retombe pas, il épouse le sol. Il ne marche pas, il avance. Il ne meurt pas, il s'éteint. C'est bien évidemment un public conquis qui réserve de longues salves d'applaudissements à ce mémorable spectacle.








