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Résurrections scéniques très réussies de La Princesse jaune et de Djamileh à Tourcoing

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Tourcoing. Atelier Lyrique. Théâtre Raymond Devos. 22-V-2022. Mise en scène : Géraldine Martineau, assistée d’Elizabeth Calleo. Scénographie : Salma Bordes. Chorégrahie et danse : Sonia Duchesne. Lumières : Olivier Oudiou. Costumes : Léa Perron
Camille Saint-Saëns (1835-1921) : La Princesse jaune, opéra-comique en un acte, opus 30, sur un livret de Louis Gallet. Avec : Jenny Daviet, Léna ; Sahy Ratia, Kornélis
Georges Bizet (1837-1875) : Djamileh, opéra-comique en un acte, sur un livret de Louis Gallet, d’après Namouna d’Alfred de Musset. Avec : Aude Extremo, Djamileh ; Sahy Ratia, le prince Haroun ; Philippe-Nicolas Martin, Splendiano ; Maxime le Gall, le Marchand d’esclave
Chœurs de l’opéra de Lille, Orchestre Les Siècles, direction : François-Xavier Roth

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L'Atelier lyrique de Tourcoing rapproche opportunément deux courts opéras comiques français, orientalisants et exactement contemporains. A la piquante mais un peu mince intrigue de La Princesse jaune de répond celle plus fournie et attachante de Djamileh de

Créées tous deux au printemps 1872 à l'Opéra-Comique de Paris, dans le contexte difficile des années de l'après-guerre de 1870, et ce à quelques jours de distance, et sur des livrets du même Louis Gallet, La Princesse jaune et Djamileh, malgré d'évidentes différences stylistiques, traitent d'un même sujet : la plongée – exotique à des titres divers – dans un univers virtuel où l'homme pourrait par mirage se détourner d'un bonheur évident et d'un libre amour, par le biais des « prisons mentales » qu'il se forge, comme l'écrit la metteuse en scène Géraldine Martineau.

Le livret de La Princesse jaune inverse en quelque sorte la trame de Pygmalion. Kornélis un jeune peintre orphelin recueilli par la proche famille, et secrètement aimé par sa cousine d'adoption Léna, projette en son cabinet hollandais, ses désirs érotiques sur sa création picturale, Ming, une princesse japonaise imaginaire. Par un mystérieux philtre dont il a retrouvé la formule dans un grimoire, Kornélis pense voir son paradis artificiel se matérialiser, et confond dans son esprit embué Léna et Ming en une seule et même femme. Après une série de quiproquos et de dépits jaloux, et après un brusque retour au monde d'ici-bas, une fois évaporés les sortilèges de l'opium, les cousin-cousine s'avouent leur amour et filent enfin droit vers le bonheur conjugal.

Djamileh, inspirée par la Namouna de Musset – comme le ballet éponyme de Lalo – narre les tracas d'Haroun, prince sybarite déchu en un palais tombé en décrépitude ; celui-ci change d'esclave érotique tous les mois. Or la dernière en date, Djamileh, s'est éprise de lui, mais pressent – en un magnifique air – la possible fin prochaine de sa lune de miel. Aimée de Splendiano, maître du harem chargé du recrutement de chaque belle, elle négocie avec ce dernier un marché – avec la complicité du marchand d'esclave : soit elle conquiert définitivement le cœur d'Haroun, soit si elle échoue, elle sera pour toujours la maîtresse de l'intendant. Ainsi anonymement présentée de nouveau au prince, elle est reconnue par son passé-présent maître, troublé à son tour par la fidélité de Djamileh – qui préfère une présence aimante à la liberté pourtant promise. Le prince doit avouer d'abord à lui-même, puis à son esclave devenue maîtresse Djamileh, ses sentiments nourris. Le bonheur finit ici aussi par triompher, mais après bien des moments d'incertitude.

Les deux partitions portent, chacune en elle, les stigmates d'un exotisme larvé. A vrai dire le japonisme de Saint-Saëns tient plus de la chinoiserie de bazar (les monosyllabes fantaisistes du chœur, le prénom même de Ming et l'utilisation jusqu'à plus soif de la gamme pentatonique, une fois la métamorphose opérée) là où Bizet opère plus suggestivement, par ces mélopées aux intervalles augmentés, un synthèse orient-occident bien plus subtile et donc convaincante.

Saint-Saëns, tout occupé à l'époque, à la première rédaction de son Timbre d'argent, a fourni en toute hâte un opéra-comique certes habile, grâce à la complicité de son librettiste – par le tressage de la partition vocale et des répliques parlées, rédigées en alexandrins – mais in fine fort convenu, et dont la substance musicale des six brefs numéros est synthétisée dans l'ouverture en forme de pot-pourri. Bien plus intéressante nous est apparue la partition de Bizet, d'une fraîcheur mélodique si typique du jeune maître français, promis à un court et cruel destin, et d'un réel dramatisme à la hauteur de l'enjeu, avec cette alternance autrement bienvenue de libres dialogues et de scènes chantées ou dansées. On sait que Mahler dirigea une bonne vingtaine de fois l'œuvre à Vienne un bon quart de siècle plus tard, et que l'écriture vocale du rôle-titre aurait peut-être influencé Richard Strauss pour sa conception d'Ariadne auf Naxos.

Avec des moyens très simples, avec la complicité de la scénographe Salma Bordes, d'Olivier Oudiou pour de limpides et beaux éclairages, et de Léa Peron pour les costumes la metteuse en scène Géraldine Martineau de la Comédie-Française, redonne vie à ces deux partitions quelque peu oubliées. Elle rappelle qu'au-delà des paradis artificiels ici évoqués (l'élixir bu par Kornélis ou l'alcool ou le haschisch consommés à bas mots par Haroun) sont figurés un mal toujours bien contemporain, celui de la fuite de la réalité tangible soit par le recours à la virtualité d'un méta-univers (La Princesse jaune) soit par le zapping sentimental et les affres de la consommation immédiate de sexe, comme seules sensations d'existence (Djamileh).

Pour La Princesse jaune, elle cadre l'action dans une chambre-atelier, sous le bienveillant regard de la peinture inspiratrice, et par le jeu des voiles et des transparences, métamorphose en un clin d'œil Léna en geisha capricieuse, revêtue d'un splendide kimono orangé, sur fond de salle devenue estampe géante, avec cette irradiante branche de cerisier en fleurs.

Pour Djamileh, tout se passe en un huis clos, avec le délabrement figuré du palais par ce pavement grisâtre : les faux-semblants et autres décisions iniques y sont figurés par les portes coulissantes, tels des couperets, d'un somptueux moucharabieh. Autre belle idée, celle de revêtir toutes les prétendantes, y compris Djamileh et sa potentielle « suivante » (rôle dansé superbement défendu par la chorégraphe Sonia Duchsene), d'un même uniforme féminin, robe stricte, bas et chapeau noirs, chaussures rouge vif à talons hauts.

 

Vocalement, le spectacle rassemble quelques superbes voix de la jeune génération française, solistes souvent complices de François Xavier Roth et des productions des Siècles et sans doute promis à un bel avenir. La soprano campe une séduisante Léna, piqué au vif par la jalousie et métamorphosée en péremptoire Ming. Son aisance vocale, son articulation et son indubitable présence scénique nous font regretter une déclamation un rien amidonnée au fil des alexandrins dialogués. Mais qu'importe ! Djamileh, trouve une parfaite incarnation tant sur le plan de la crédibilité dramatique que de l'expression musicale en la mezzo-soprano Aude Extremo à la voix chaude et homogène, ensorcelante tant par des graves capiteux que par ses aigus opportunément sombres. L'intendant Splendiano est incarné par au somptueux timbre de baryton, à la diction parfaite et à la présence scénique très efficiente, campant idéalement tant la loyauté que l'opportunisme du personnage. Mais, dans les deux brefs opéras-comiques, il convient de saluer comme il se doit la performance sublime du ténor , déjà bien connu des scènes lyriques hexagonales. Ce jeune trentenaire a exactement le timbre, la tessiture, la facilité d'émission, la diction et le style des ténors « à la française », tant recherchés pour tout ce répertoire écrit sous le Second Empire et au début de la Troisième République. Son Kornélis est contrasté à souhait tantôt rageur tantôt énamouré, entre rêve vaporeux et réalité contrite. Son Haroun, impitoyable dans les deux premiers tiers de Djamileh devient subitement attendrissant d'humanisme et pétri d'héroïsme salvateur dans le superbe duo d'amour final.

Enfin, au risque de nous répéter au fil des spectacles proposés par l'Atelier lyrique de Tourcoing, il faut dans ce répertoire français accueillir la désignation de et la collaboration avec les Siècles comme une aubaine sans nom, tant par le réel amour qu'apporte dans la sélection des partitions et dans la précision de la réalisation le chef français, mais aussi par la couleur spécifique de l'orchestre sur instruments d'époque ou copies d'époque, et par exemple pour les pupitres de cordes, le choix des « boyaux » plutôt que du métal, pour une sonorité à la fois plus chaude et enveloppante. Enfin les chœurs de l'opéra de Lille, dans leurs courtes – mais parfois très risquées, a capella – et décisives interventions, se montrent à la hauteur de l'enjeu et concourent à la réussite du tout.

A noter que Djamileh devrait faire l'objet d'une captation studio dans ces premières semaines de juin, par cette même équipe, chapeautée pour l'entreprise, par l'infatigable .

Crédits photographiques © Marie Pétry

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Georges Bizet (1837-1875) : Djamileh, opéra-comique en un acte, sur un livret de Louis Gallet, d’après Namouna d’Alfred de Musset. Avec : Aude Extremo, Djamileh ; Sahy Ratia, le prince Haroun ; Philippe-Nicolas Martin, Splendiano ; Maxime le Gall, le Marchand d’esclave
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