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Richard Wagner, un randonneur indomptable à travers les Alpes

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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse

 
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Parmi les agitateurs autour de Michail Bakounin lors de l'insurrection de mai 1849 à Dresde contre la monarchie de Saxe, il y a un certain , maître de chapelle de la Sächsische Staatskapelle. Talonné par la police, Wagner va se réfugier à Weimar auprès de , son protecteur. Mais les sbires de Dresde ont le bras long, et Liszt lui procure un faux passeport pour la fuite vers la Suisse.

______ les itinéraires pédestres numérotés   /   .———  les voyages

Arrivé à Lindau, on s'embarque pour accoster à Rorschach. Les douaniers suisses le laissent continuer avec un sourire, tout en ayant réalisé la fraude de ses papiers. Installé à Zurich, Wagner exprime son enthousiasme dans une lettre à sa femme Minna restée à Dresde : « Grand luxe, liberté et charme de la nature s'étendent comme par miracle devant moi. » Et pour venir à la rencontre de Minna en route vers la Suisse, il se propose de la rejoindre Rorschach à pied, en partant de Rapperswil (coin sud du Lac de Zurich) : Toggenburg – Appenzell – St-Gall – Lac de Constance :  sa première grande randonnée (1).

Lors d'un séjour à Paris en 1850, une aventure amoureuse impossible déclenche en lui une formidable crise. Après quoi, il se retire en Valais (Suisse), en compagnie de son ami Karl Ritter. De Viège (Visp), les deux sillonnent une vallée sauvage, un parcours difficile, non balisé, deux jours de marche (2) pour arriver à Zermatt. Ritter s'ennuie dans ce patelin au pied du Cervin (aujourd'hui « Chinatown »), doté d'une seule auberge, et l'on revient sur ses pas pour rejoindre Zurich via Berne.

Réconcilié avec sa femme, après l'escapade parisienne, Wagner va explorer avec elle les alentours de la ville : Uetliberg, Sihltal etc. Le 26 août; le couple voyage à Arth (Lac de Zoug), le point de départ pour l'ascension du Rigi (3), la montagne prise d'assaut déjà au XIXe siècle, après la construction en 1848 d'un hôtel de 130 lits au sommet, un lieu recherché pour assister au lever du soleil et au crépuscule, les deux spectacles annoncés par le cor des alpes, un souvenir que Wagner nous livre en écho soit dans L'Or du Rhin (thème du Wallhall), soit dans Tristan (3e acte: l'arrivée du bateau d'Isolde) :

Pour introduire les  dieux dans le Wallhall, les cors et les trombones se mettent à entonner majestueusement, mais avec retenue, les sons naturels d'une fanfare émergeant avec gravité des profondeurs…

Quant à l'exemple dans Tristan, Wagner a opté pour le cor anglais censé figurer le cor des Alpes. Sa séquence partant d'un hallali et suivie de quelques sons articulés au staccato va annoncer l'arrivée du bateau d'Iseult :

Avant de réaliser la prochaine expédition, Wagner rejoint de nouveau Rorschach à pied en juillet 1851 pour y accueillir son ami , violoniste de Dresde, et en compagnie de Karl Ritter on s'attaque à la conquête du Säntis (4), l' »Olympe » de la Suisse orientale. Déjà la marche jusqu'à Appenzell s'avère exténuante, sans parler de la suite : L'ascension s'amorce par derrière la montagne. On fait escale à mi-chemin dans une cabane primitive, avant de d'escalader les rochers jusqu'au sommet où Ritter s'effondre, évanoui et à bout de forces. Face à l'immensité du panorama alpin, Wagner subit une belle décharge d'adrénaline, le sublime du décor saisit tout son corps (ce sublime que l'on va retrouver dans de nombreux passages de l'orchestre wagnérien).

Le massif du Säntis

Wagner ne lâche pas prise. En août, il veut explorer les lieux historiques de la Suisse « primitive ». En compagnie de Uhlig, il navigue sur le Lac des Quatre Cantons pour visiter le pré du Rütli, lieu fondateur de la Confédération, et la Chapelle Guillaume Tell sur la rive opposée. De Beckenried, on marche jusqu'à Engelberg (un itinéraire réalisé déjà par Mendelssohn 20 ans auparavant), avant de franchir le Surenenpass (5) à 2350 m., une marche de 8 heures et garnie de « quelques glissades sur la neige » selon les souvenirs de Wagner. La nuitée à Amsteg dans la vallée d'Uri leur permet de récupérer, car le lendemain on se propose de monter dans le Maderanertal jusqu'au glacier du fond (6). »  Wagner parle une fois de plus de la vue vers « un paysage alpin sublime » depuis là-haut et des bergers dont il a entendu les appels qui se répercutent du côté opposé de la vallée.  La scène de Tristan (3e acte) où le berger vient s'approcher du héros près du manoir reprend en partie ces chants, en évoquant une idylle bucolique au chalumeau :

Le cor anglais s'avance prudemment en solo, et conformément à la devise du fameux » accord de Tristan » du prélude, sa cantilène méandrique oscille de façon indécise, chromatique, entre les tonalités possibles, tout en aboutissant à ses trois sons d'un appel qui évoque l'écho des chants sur les alpages.

En juillet 1852, Wagner va suivre les traces de Mendelssohn dans l'Oberland bernois : une randonnée « maintenue  strictement à pied », comme il dit. De Interlaken, il avance jusqu'à Lauterbrunnen (pour voir la fameuse cataracte) avant de monter à la Wengernalp  où la Jungfrau semble « à portée de la main ». Après la nuit passée à Grindelwald, notre marcheur s'attaque au Faulhorn (7) pour s'offrir une escale dans l'auberge à 2683 m. Dans une lettre à Uhlig il parle d'une « vue terriblement sublime dans cet univers de montagnes, de glace, de neige et de glaciers tout près d'ici. »

L'auberge du Faulhorn, photographie historique

L'expédition jusqu'à ces altitudes l'a bouleversé. Dans une lettre à sa femme, il parle d'une expérience « non-communiquable ». Mais il est par contre très précis sur la population de la région d'ici : « des femmes ravissantes, mais seulement pour le regard. Tout le monde est pénétré d'infamie (…) L'Oberland bernois est le trou le plus impertinent et le plus rapace que l'on puisse imaginer. » La prochaine étape : l'Hospice du Grimsel, le point de départ pour l'ascension du Siedelhorn (8), une aventure qu'on n'envisage pas sans guide local, cette fois-ci avec un type malicieux dont Wagner a raison de se méfier. La vue depuis le sommet l'impressionne autant que ses exploits précédents : de l'intérieur des cimes bernoises, on embrasse un panorama qui s'étend du Monte Rosa aux alpes italiennes, jusqu'au Mont Blanc en Savoie. Ces moments-là sont manifestement à l'origine de plusieurs passages dans les opéras où domine un pathos empoulé, comme par exemple dans le scène 4 de l'acte II de Walkyrie où, après le motif funeste aux timbales sournoises, Brünhilde vient avertir Sigmund de la mort, soutenue par une échelle d'accord de plus en plus pathétiques. Ou alors les dernières minutes du Crépuscule des Dieux : au-dessus du trépignement de haut en bas dans les graves les accords des cuivres s'enchaînent selon une progression vers des sphères altières, aboutissant – après une brève accalmie (…) – à un bémol majeur puissant qui semble irradier tout l'horizon (ici en réduction pour piano) :

Revigoré après avoir vidé son Champagne, Wagner redescend du côté de la vallée des Conches (Goms) pour un repos de deux jours.

Wagner n'a pas le choix : Il devra s'arranger avec son guide pour réaliser la montée sur le Glacier de Griess (Griessgletscher) le lendemain. Exténué après quelques heures de marche, le guide se moque de son client apparemment affaibli. Pris de rage, Wagner se lance dans l'assaut du glacier, piétinant dans la nouvelle couche de neige tout en évitant les crevasses.

La traversée du Griesspass (9), tout aussi épuisante, lui permet de transiter vers une région plus clémente et de congédier son guide. La descente vers Domodossola est prometteuse : « J'étais frappé par une végétation méridionale survenue après avoir surmonté le passage rocailleux du col avec son cataracte de la Tosa. J'étais ivre de joie, comme un enfant, traversant des châtaigneraies et des champs de blé et voyant la beauté des masures et des hommes. » (dans son autobiographie) La suite du parcours se fait en calèche et en bateau sur le Lago Maggiore, pour se réunir avec sa femme à Lugano.

L'été 1853 est prévu pour une cure thermale à St. Moritz. On voyage en diligence de Zurich à Coire, et de là jusqu'en Engadine sur la route du Julierpass. Arrivé sur le col, Wagner est de nouveau impressionné par la majesté des falaises tout autour. Cosima notera plus tard dans son journal : « Il me rappelle que sur ses hauteurs (du Julier) il s'est imaginé Wotan et Fricka, ‘là où tout se tait' », et les sabots des chevaux lui inspire probablement la fameuse Chevauchée des Walkyries :

Chevauchée des Walkyries

St. Moritz-Bad n'a qu'une modeste auberge près de la source de Paracelsus. Wagner ne supporte pas longtemps la compagnie d'un public rhumatisant. Qui m'accompagne dans les montagnes du lieu ? Il va solliciter un instituteur à Samedan pour une randonnée à Pontresina et de là jusqu'au fond de la vallée de Rosegg (10) où l'on se hasarde sur le glacier, une nouvelle entreprise périlleuse, certes, mais bienvenue chez notre aventurier.

De retour à Zurich, Wagner vivra une nouvelle aventure auprès de Mathilde Wesendonck, un épisode largement commenté, entre autres dans ResMusica, aussi bien que son long séjour à Tribschen au bord du Lac de Lucerne.

Partant de ces deux domiciles, il réalisera encore d'autres excursions moins athlétiques, en partie avec Liszt, dans la région de Glaris ou à St-Gall, sur le Rigi ou le Pilatus. Mais en 1858, son dernier voyage le conduit à Venise.

La Suisse va se révéler pendant cette décennie comme période extrêmement fructueuse du compositeur : Wesendonck-Lieder ; Tristan ; Les Maîtres Chanteurs ; L'Anneau du Nibelung. D'ailleurs, l'univers des alpes suisses ne se répercute pas seulement dans les passages sublimes, pathétiques, voire mélodramatiques, le compositeur va souvent y recourir pour conceptualiser les décors qu'il demande à ses scénographes (rochers, grottes, précipices, ciel orageux etc.)

Même au milieu des splendeurs de Venise, il confesse, dans une lettre à Mathilde Wesendonck, sa nostalgie suisse : « Je regrette de plus en plus mes randonnées par monts et par vaux (…) j'aspire à l'air des montagnes… » Wagner va souvent interrompre ses séjours vénitiens pour revenir sporadiquement dans son « pays d'élection », retrouvant ses lieux de prédilection : Lucerne (Tribschen), Zurich, Seelisberg et Brunnen près du Rütli, le Rigi et le Pilatus, l'Engadine.

Sources

BRAUNSTEIN Josef, und die Alpen, Publication du Club Alpin Suisse, 1928

LOOS Helmut, , Wax Verlag, Leipzig, 2013.

NAEGELE Verena Naegele et EHRISMANN Sybille (Hrsg.), Alpenmythos im 19. Jahrhundert – Richard Wagners Wanderungen in der Schweiz, catalogue d'exposition, Musik Hug AG, Zurich, 2008.

RIEGER Eva Riege et SCHROEDER Hiltrud, Ein Platz für Götter – Richard Wagners Wanderungen in der Schweiz, Böhlau Verlag, Köln, 2009.

WAGNER Richard, Mein Leben, Bruckmann, Volksausgabe München, 1914.

Crédits photographiques : images libres de droit. Image de une : Le Siedelhorn au fond, au-dessus du Lac de Grimsel   

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