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La Chute de la Maison Usher en sons et en images au cinéma L’Arlequin

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Paris. Cinéma L’Arlequin. 10-III-2023. Claude Debussy (1862-1918) : La Chute de la Maison Usher, opéra inachevé sur un livret du compositeur d’après Edgar Allan Poe ; dramaturgie, reconstitution, scénario, costumes, film et mise en scène : Olivier Dhénin ; piano et direction musicale : Emmanuel Christien ; directrice de la photographie : Anne Terrasse ; montage : Mathilde de Romefort. Avec : Anne Marine Suire, Madeline ; Alexandre Artemenko, baryton, Roderick Usher ; Bastien Rimondi, ténor, Le Médecin, Olivier Gourdy, baryton, L’Ami ; Madeline enfant, Garance Farge ; Madeline adolescente, Noémie Favre ; Roderick enfant, Valentin Farge ; Roderick adolescent, Tristan Farge

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Un opéra dans un cinéma : c'est l'idée de la directrice de L'Arlequin Sophie Dulac, « pour maintenir une salle de cinéma en vie », souligne-t-elle. Ainsi a-t-elle inscrit La Chute de la Maison Usher, opéra inachevé de Debussy, dans sa saison « Kaléidoscope ».

On compte une dizaine d'ouvrages lyriques laissés à l'état d'esquisses ou d'ouvrages avortés chez Debussy, avant et surtout après Pelléas et Mélisande (1902), chef d'œuvre dont le miracle ne se renouvellera pas. Debussy a été littéralement hanté sa vie durant par les Nouvelles Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe et en particulier par La Chute de la Maison Usher, sur laquelle il va réellement travailler de 1908 jusqu'à sa mort. « Le niveau littéraire s'élevait », note Pierre Boulez, « mais les fantasmes étaient déjà épuisés par l'œuvre existante ». Un contrat avait pourtant été signé avec le Metropolitan Opera de New-York le 5 juillet 1908… Debussy rédige trois livrets pour ce même projet que conserve aujourd'hui la Bibliothèque Nationale. De la musique, il n'existe que le prélude, la première scène complète et le début de la seconde, quelques pages diverses ainsi qu'un petit cahier rouge contenant dix-neuf pages d'esquisses.

C'est sur ces bases établies et à partir des vingt-cinq minutes de musique écrites par Debussy que le metteur en scène (et aussi musicien) a envisagé de reconstituer l'opéra sans toucher à l'écriture musicale mais en « cimentant » les vides dramaturgiques avec d'autres pièces du compositeur : des mélodies, avec un extrait des Nuits blanches (1898) et des Proses Lyriques (1892-93), une berceuse et des Préludes pour piano (Brouillards, Canope, Feuilles mortes, Ce qu'a vu le vent d'ouest) écrits à la même époque, sachant que la partie instrumentale est ici réduite au seul piano. Lorsque le chant vient à manquer, les personnages se mettent à parler sur la musique, comme dans un mélodrame.

Debussy n'avait prévu qu'un seul acte pour ce drame hanté par la mort et la folie dont l'atmosphère n'est pas sans évoquer le mystère et la terreur qui entourent les personnages de Pelléas et Mélisande au château d'Allemonde. Madeline, « si frêle et si fragile », est atteinte d'une maladie débilitante. Elle vit avec son frère jumeau dans la maison familiale des Usher, suivie par le médecin de famille « personnage des plus intenses de par sa jalousie et son double-jeu, aimer et tuer », nous dit . Au trio s'ajoute l'Ami qui revient, ébranlant l'équilibre fragile de la vie d'avant. Il est le déclencheur du cataclysme qui s'abat sur la maison et ses occupants. Dans la version de Debussy, Madeline, enterrée vivante par le Médecin, resurgit sous forme de dragon…

Si l'opéra ainsi reconstitué compte déjà une quinzaine de représentations depuis sa création en 2018, dans des lieux aussi divers que des musées ou une fontaine antique éclairée à la bougie, c'est la première fois qu'il se joue en synchronie avec les images d'un film muet taillé sur mesure pour l'opéra : soit 58 minutes de tournage donnant au drame une perspective voire un contrepoint d'images permettant de voir et d'écouter en même temps. Le storyboard met en scène les deux jumeaux à l'âge de l'enfance puis de l'adolescence, filmés dans des attitudes et des contextes de vie différents (décors de sculptures antiques, éléments de boiserie superbes) dans une esthétique touchant à l'expressionnisme et au symbolisme ; tel ce corbeau mis dans les mains des personnages, qui renvoie à d'autres textes de Poe dont Debussy se sert pour écrire son livret. Comme chez Bill Viola, les gestes et déplacements des acteurs sont ralentis, en phase avec la temporalité de la musique. Le film contribue également à étirer le temps et combler les vides de la partition, avec cet interlude notamment (Lady Madeline dans la forêt) tourné dans le Bois de Vincennes.

Comme Mélisande du haut de la tour, au début du troisième acte de « Pelléas », Madeline/la soprano Anne Marine Suire, chante du balcon Nuit sans fin, ouvrant l'espace scénique et poétique au début et à la fin de la première scène : « Nuit sans fin / Tristesse morne des heures où l'on attend! / Qu'elle vienne, la trop désirée /Qu'elle vienne, la trop aimée /Et m'entoure de son parfum de jeune fleur ». On retrouve la déclamation debussyste, initiée avec Pelléas et Mélisande, dans le dialogue du Médecin/ et de l'Ami/Olivier Gourdy. Les voix sont rompues à l'exercice, aussi ductiles que bien conduites, où s'entendent, chez le baryton Olivier Gourdy, les accents de Golaud. Portée par un souffle lyrique, la réplique du ténor flirte avec l'arioso (entre le récit et l'air) lorsqu'il évoque, d'un bel élan amoureux, Lady Madeline. Baryton plus clair et tout aussi expressif, Roderick/ s'apitoie sur son sort dans un long monologue (« J'ai soif de lumière ; le soleil ne pénètre ici que pour y mourir ») à la hauteur du dernier air de Boris Godounov chez Moussorgsky. Le chant cesse dès les premières minutes de la deuxième scène, Roderick et L'Ami se mettant alors à parler sur la musique de Brouillard (Livre II, 1) avec un naturel et un talent de comédiens qui sidèrent. C'est a cappella qu'Anne Marine Suire entonne sa berceuse, « Il était une fois une fée », dans la seconde scène : la voix est joliment timbrée, dont on apprécie la clarté de la déclamation autant que la souplesse du flux. /Le Médecin n'est pas moins touchant dans De fleurs, la troisième mélodie des Proses lyriques dont il modifie légèrement le texte (il est de Debussy) pour l'intégrer au drame : « Son âme meurt de trop de soleil ! » ; Canope (Livre II, 6) résonne sous les doigts du pianiste, une page de Debussy qui plonge l'auditeur dans le royaume des morts tandis que L'Ami se remet à chanter sur un accompagnement frisant l'atonalité. La scène hallucinée entre Roderick et L'Ami est jouée par nos deux comédiens/chanteurs sur les traits agités de Ce qu'à vu le vent d'ouest. Le piano, que l'on aurait parfois aimé entendre davantage (victime d'une acoustique par trop sèche), prend ici une dimension dramatique insoupçonnée sous les doigts d' dont il faut saluer l'excellence de la performance sur toute la durée du spectacle.

Reçu avec beaucoup d'enthousiasme par un public qui pouvait dialoguer avec les artistes à l'issue de la représentation, l'opéra donné durant trois soirées consécutives a attiré au cinéma L'Arlequin plus de mille personnes !

Crédit photographique : © Cinéma L'Arlequin

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