Alain Altinoglu et les forces de la Monnaie dans une homérique 3e Symphonie de Mahler
Alain Altinoglu et les forces de la Monnaie – orchestre, chœurs de femme et d'enfants – apportent leur participation au cycle Mahler bruxellois de manière grandiose et émouvante.

En ce mois de mai, Bozar Music referme son cycle intégral Mahler programmé sur deux saisons, et équitablement réparti entre orchestres internationaux de passage à Bruxelles, et institutions musicales fédérales belges en résidence, avec également la venue des Berliner Philharmoniker et de Kirill Petrenko le 20 mai prochain pour une Neuvième Symphonie très attendue.
« Inutile de contempler le paysage, je l'ai entièrement retranscrit dans ma symphonie » (la troisième, s'entend). « Toute la nature y trouve une voix et raconte quelque chose de si secret que l'on ne pressent peut-être qu'en rêve ! » Ainsi s'adresse Mahler à son jeune assistant Bruno Walter venu lui rendre visite, durant l'été 1896, à Steinbach-am-Attersee. Composer pour Mahler revient à « bâtir un monde« , mais cette troisième symphonie va au-delà de la simple ode à la Nature et veut surtout traduire et célébrer, par un sentiment panthéiste, l'élévation de la Création, depuis les rochers (clairement évoqué dans le long récitatif de trombone du gigantesque premier temps) à l'Amour, suprême Agapé de l'Esprit créateur, au terme du sublime langsam ruhevoll final : après le colossal premier mouvement – la Cortège du Dieu Pan, célébrant l'arrivée de l'Été ?- l'itinéraire sera long et complexe, évoquant fleurs et animaux de la forêt (au fil des deux scherzi successifs), l'Homme (avec l'intervention de l'alto solo – sur le texte O Mensch! Gib acht! – extrait du Zarathustra de Nietzsche) ou encore les Anges du matin inspirés par le Knaben wunderhorn (où interviennent pour quatre minutes chœurs de femmes et d'enfants) – avant la divine apothéose du mouvement lent final.
Les quatre symphonies mahlériennes qu'aura données Alain Altinoglu dans le cadre de cette intégrale auront été autant de jalons esthétiques probants, témoignages de son travail de fond intense accompli à la tête de l'orchestre de l'opéra fédéral belge.
Eu égard à déjà de forte belles Titan et Résurrection, cette troisième révèle une phalange encore plus mature. La palette dynamique de l'ensemble s'est depuis quelques saisons considérablement étendue, et dans cette symphonie de tous les extrêmes, ce large panel de nuances est un vrai régal – depuis les pianissimi plus impalpables (les cordes au gré le tempo di minuetto, les « bruits de nature » de la petite harmonie au fil du Comodo, et même la petite percussion d'une subtile délicatesse) jusqu'aux fortissimi les plus ravageurs (les tutti des climax du Kräftig liminaire, ou la coda finale de l'œuvre, vraiment prenante). La cohésion accrue du son des pupitres de cordes, particulièrement à découvert au seuil de l'ultime Langsam ruhevoll – permet d'atteindre des sommets de plénitude expressive.
Certes au gré des cent minutes de l'exécution, il y a bien eu l'une ou l'autre minime défaillance individuelle sans trop d'importance : mais l'on peut aussi compter sur l'engagement et la musicalité des chefs de pupitre (citons aujourd'hui la konzertmeisterin Saténik Khourdoïan, le cor de postillon – joué depuis les coulisses au mitan du troisième mouvement de Rudy Moercant, habituelle première trompette, le cor solo de Jean-Pierre Dassonville).

Alain Alitnoglu confirme ainsi son statut de mahlérien d'exception, tant par la conception très creusée de chaque œuvre abordée que par la réalisation esthétique et purement technique de ses interprétations – une confondante science des plans sonores, permettant de démêler les écheveaux harmoniques les plus drus ; une maîtrise gestique proprement renversante, au service d'une expressivité jamais outrancièrement sollicitée. Le chef français, d'une exemplaire probité face au texte, saisit au gré de cette très vaste partition, toute la versatilité du discours musical mahlérien, passant au gré d'un même mouvement de l'humour le plus ironique ou grinçant à l'élévation spirituelle la plus salvatrice. L'homérique Kräftig liminaire se révèle ainsi, certes kaléidoscopique par son foisonnement motivique très éclaté (une profusion qui innervera souterrainement toute l'œuvre), mais jamais ne perd, sous cette baguette, le sens de la grande architecture, celle d'une forme-sonate portée par ses dimensions à son point de quasi-rupture – et dont la coda explosive et libératoire vaut une première salve d'applaudissements nourris, bien dans l'esprit de l'œuvre : il s'agit là de la fin d'une « première partie » qui nécessite une pause et d'ailleurs… un nouvel accord de l'orchestre.
Les cinq mouvements suivants, tout aussi amoureusement détaillés, permettent cette gradation dans l'élévation, sous le feu d'une spiritualité de plus en plus prégnante : cette conception à la fois pittoresque (le tempo di minuetto si floral), narrative et rêveuse (le Commodo) mais aussi « méta-musicale » culmine en un adagio final, véritable couronnement de l'œuvre, donné dans un tempo naturellement allant, ductile dans son irrépressible et gigantesque crescendo d'intensité et d'effectif.
Seul peut-être le quatrième mouvement, Sehr Langsam, misterioso nous apparait en retrait, plus prosaïque, notamment durant sa difficile introduction – simple oscillation de deux notes aux pupitres graves – très difficile à « meubler » quant à son expression. Le tempo nous semble un rien trop preste, mais permet de soutenir la mezzo-soprano Nora Gubisch en légère difficulté, au timbre certes idoine, mais manquant d'assise et de rondeur dans le grave telle une véritable (contr')alto : le vibrato devient un soupçon envahissant, et le ton général demeure assez affecté dans ses intentions.
Il convient d'associer à cette réussite les chœurs magnifiquement préparés par leurs attentifs mentors respectifs, Emmanuel Trenque pour les pupitres de femmes logées en fond de scène, l'académie des chœurs et les chœurs d'enfants de la Monnaie, préparés par Benoît Giaux, postés au second balcon. Tous se montrent à la hauteur de l'enjeu malgré la brièveté de leur intervention, par un idéal de fraîcheur et d'incisive connivence musicales.
Enfin, ce concert est précédé d'un bref discours bilingue de Peter de Caluwe en hommage à Pierre Audi, inopinément disparu dans la nuit du 2 au 3 mai à Pékin. L'intendant bruxellois sur le départ avait été le très proche collaborateur du directeur et metteur en scène franco-libanais, lors de son mandat à l'Opéra d'Amsterdam. Pierre Audi avait offert en retour à la Monnaie des mises en scène qui ont fait date (Alcina, Tamerlano, Pelléas et Mélisande…) et a littéralement « sauvé » cette saison le Ring bruxellois abandonné à mi-parcours par Romeo Castellucci, avec, il y a trois mois à peine, un Götterdämmerung, totalement accompli et somptueusement éclairé. Ce magnifique concert est donc, en toute simplicité logique et humaine connivence, dédié à sa mémoire.









