À Luxembourg, Idoménée encordé dans les fils du destin
Belle reprise, avec une distribution renouvelée, du spectacle précédemment donné à Genève, dans une mise en scène chorégraphiée qui redonne à l'Idomeneo de Mozart toute la violence du mythe originel.
Créé à Genève en février 2024, le spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui n'avait pas plu à tout le monde, notamment en raison des libertés prises avec le texte et le traitement de l'intrigue. Ces dernières, en fonction desquelles Idoménée laisse mourir Idamante et Ilia avant d'épouser Elettra, ne seraient d'après le metteur en scène et chorégraphe qu'une manière de retourner au mythe originel, non édulcoré par l'idéologie des Lumières du XVIIIe siècle et la tradition du lieto fine de l'opera seria. « Lisez la tragédie française », précisait le programme destiné au public de la création de l'opéra de Mozart en 1781 ; on se souvient que chez Campra Idamante est effectivement tué par son père… De fait, les couleurs rouge sang qui envahissent le plateau, auxquelles se mêlent le noir, le blanc et diverses nuances de gris, marquent elles aussi ce retour à la brutalité du mythe. Elles sont soulignées par les superbes éclairages de Michel Bauer, ainsi que par la chorégraphie très hachée de Sidi Larbi Cherkaoui, laquelle va jusqu'à affecter la gestuelle des solistes vocaux. Ces choix esthétiques sont en parfait accord avec l'admirable scénographie de la plasticienne japonaise Chiharu Shiota, qui déploie sur le plateau de superbes réseaux de fils, filets, maillages et cordages tombés des cintres, métaphores des différentes situations dramatiques et psychologiques traversées par les personnages de l'opéra, mais également des éléments visuels capables de dessiner l'ensemble de l'espace scénique et de ses accessoires. Ces fils peuvent tout aussi bien représenter les chaînes qui emprisonnent les esclaves troyens exilés, que celles unissant les Crétois à la cité mise à feu et à sang ; ils peuvent figurer les liens affectifs reliant différents personnages entre eux, tout comme ils marquent les fils du destin dans lesquels s'empêtrent un à un les personnages de la tragédie. Dans la tradition japonaise, le fil rouge au petit doigt de chaque enfant nouveau-né établit un lien avec la personne qu'il est destiné à rencontrer au cours son existence. De façon plus triviale, les fils peuvent également tracer le mouvement des vagues de la mer qui accompagnent dans son exil l'air de la princesse Ilia « Se il padre perdei », ou alors figurer tempête et la mer démontée qui s'abattent sur la flotte d'Idomeneo. Ces choix esthétiques, qui certes privilégient la beauté plastique sur la cohérence de la narration, nous valent une succession de moments de pure poésie, à l'image de l'air d'Ilia au troisième acte, quand une spirale en métal descendue des cintres devient le temps de l'aria le vent auquel la princesse confie ses sentiments. Autre grand moment, le fameux « Fuor del mar » d'Idomeneo, chanté dans la carcasse d'une barque prise par les éléments, métaphore de la situation traversée à ce moment par le personnage. Ces moments d'exception hanteront longtemps la mémoire du spectateur comme des instants de pure magie au service d'une musique dont les éléments visuels soulignent l'étonnante modernité.

Le plaisir eût été total si la distribution avait été tout à fait à la hauteur de la beauté du spectacle même si l'ensemble reste certes de bonne tenue. Seul rescapé, parmi les têtes d'affiche, des représentations genevoises, Bernard Richter livre une prestation de bon niveau, malgré un timbre un peu sec et des vocalises légèrement savonnées. On lui préfèrerait presque, en Arbace, le velouté du ténor Linard Vrielink, qui parvient à faire de son dernier air un moment de pure magie vocale. Très mise en avant dans cette mise en scène, Josy Santos offre en Idamante un beau mezzo richement timbré dont elle use avec goût et délicatesse. Petite déception chez les deux sopranos, avec une Jacquelyn Wagner clairement insuffisante en Elettra, et une Anna El-Khashem excessivement légère en Ilia, personnage à laquelle elle apporte néanmoins le cristal de son timbre et l'élégance de ses phrasés. Très belle interprétation du Chœur du Grand Théâtre de Genève, ainsi que du Luxembourg Philharmonic placé sous la direction de Fabio Biondi. Quelques décalages, sans doute imputables à des contraintes scéniques d'une grande complexité, n'auront en rien gâché la cohérence de la vision d'ensemble, saluée avec enthousiasme par un public plutôt avare d'applaudissement à la fin des airs, mais visiblement conquis en fin de soirée si l'on en juge par la longueur et l'intensité des saluts.








