Décoiffant Il cappello di paglia di Firenze de Nino Rota à l’Opéra de Liège
L'Opéra Royal de Wallonie-Liège accueille en cet automne la production créée à la Fondazione Carlo Felicie de Gênes, du Cappello di Paglia di Firenze (« Le Chapeau de Paille d'Italie ») de Nino Rota d'après le célèbre vaudeville d'Eugène Labiche.

En dehors de ses nombreuses et parfois très célèbres musiques de films – entre autres pour Fellini ou Coppola – Nino Rota a à son actif un abondant catalogue de partitions symphoniques, concertantes, chambristes ou opératiques. Il Cappello di paglia di Firenze troisième œuvre lyrique du compositeur -« una farsa musciale « – fut composée sur son propre livret inspiré de la pièce éponyme de Labiche. Sa bonne humeur est à l'image d'une Italie en pleine reconstruction, après la dévastation du second conflit mondial. La partition fut créée avec succès à Palerme, en avril 1955, et confirmait alors la réussite de la bande originale du film La Strada, composée peu auparavant.
L'intrigue en est, eu égard à l'original, quelque peu plus simplifiée et ramassée, omettant quelques personnages et saynètes plus secondaires : le matin du jour de noces d'Elena et Fadinard, l'un des chevaux du cortège dévore le chapeau de paille d'une jeune femme (Anaïde) roucoulant avec son amant l'officier Emilio. Le couple clandestin prie instamment le jeune marié de retrouver un couvre-chef identique afin de ne pas éveiller les soupçons d'un mari jaloux ! Fadinard, archétype du personnage potentiellement ravagé par des évènements, tente, suivi par la horde du cortège nuptial, par tous les moyens de retrouver un bibi similaire au gré d'une intrigue aux rebondissements abracadabrantesques doublée de nombreux et typiques quiproquos.
Nino Rota compose selon ses propres termes une musique destinée surtout « à être entendue » loin de tout débat théorique et de toute avant-garde esthétique. Il trempe sa plume dans un encrier polystyliste avec une sagacité aussi virtuose que cultivée, au risque d'y gommer ou d'y perdre sa personnalité authentique : notons l'ouverture néo-classique qui fait songer à un Poulenc italianisant et virevolte au gré de ses traits par degrés conjoints, le duo d'amour entre Fadinard et sa future épouse Elena au premier acte se souvient des élans belcantistes, là où le désespoir d'Anaïde est plus vériste que nature, le salon de la baronne de Champigny rappelle le Bürger als Edelmann straussien, là où le prélude au quatrième acte parodie les pages wagnériennes les plus sombres et où la cabalette finale de la jeune Elena enfin mariée évoque tant la Rosina rossinienne que la Zerbinetta straussienne.
Le charme de ce spectacle doit donc beaucoup à la légèreté de touche et à l'ironie de cette partition-caméléon : à notre époque post-moderne, elle séduit un public de plus en plus nombreux, comme en témoigne la démultiplication de récentes productions ces dernières années (Metz, Nantes, Bordeaux en France et dans quelques mois, Dresde ou Wuppertal outre-Rhin !). La présente production liégeoise, réalisée en coproduction avec la Fondazione Teatro Carlo Felice de Gênes, est la première représentation belge de l'oeuvre depuis près d'un demi-siècle (donnée à la Monnaie en 1976 avant l'ère Mortier).
Le metteur en scène Damiano Michieletto entend assurer au spectacle un rythme rapide et surprenant, parfait écho des rebondissements imprévisibles de l'action, à la manière d'une Folle Journée fatto in Parigi. Sa conduite d'acteur rythmée mais fluide, incandescente mais drôle prend place au sein du décor unique de Paolo Fantin – plan incliné très modulable et placé sur le plateau central tournant : six murs amovibles et douze portes créent l'illusion d'une sorte de labyrinthe permanent, parfait pour l'enchainement de situations contrastées. On passe du cabinet de la modiste au salon d'apparat de la baronne ou de la salle de bain de Beaupertuis, le mari trompé, à la chambre nuptiale des futurs époux. L'aspect vaudevillesque est magnifié par ce rythme nerveux, cette pétulance sans repos et cette agitation permanente qui gagne même insidieusement les masses chorales – avec un désopilant tohu-bohu au gré du concert avorté chez la Baronne au deuxième acte.
Cette frénésie générale, qui colle parfaitement à l'esprit de Labiche, est orchestrée dans ses mouvements avec une précision d'horloger, usant tant des situations grotesques (par exemple l'échange involontaire de chaussures entre Nonancourt le beau-père de la mariée et Beaupertuis, le mari cocufié) ou le comique de répétition (tel le gimmick du même beau-père menaçant à tout bout de champ d'annuler la noce). Quelques menus objets récurrents nourrissent le fil poétique de l'action – comme ce petit oranger tout en fleurs et fruits, de plus en plus déplumé au gré du spectacle, témoin d'un hymen heureux toujours possible, ou, lors de l'orage du dernier acte, en prémisse de l'évitement d'un drame potentiel, cette poétique avalanche de parapluies descendus des cintres.
Aux costumes « classe et classiques » – différenciant bien personnages de la noblesse, de la bourgeoisie parisienne et des visiteurs venus de Province, signés Silvia Aymonino, répondent les éclairages inventifs et allusifs de Luciano Novelli : recombinant astucieusement par exemple au deuxième acte les couleurs du drapeau français dans le cabinet de la modiste ou au troisième celle du pavillon italien, entre lumière verte ambivalente, lit rouge de désir et blancheur virginale du décor, alors que le chœur entonne un claironnant Viva Italia.
Pour cette (re)découverte très divertissante, la maison mosane a fait appel à une troupe homogène sans réelle faiblesse vocale ou scénique, avec un carré d'as de choc aux avant-postes. Le ténor Tatare Ruzal Gatin offre, avec un timbre à la fois léger et corsé, une belle panoplie de couleurs, à défaut de nuances extrêmes, et campe un Fadinard très crédible dans ses étourdissements. Vocalement léger et preste dans sa faconde, il parvient à rendre la frénésie du personnage à la fois héroïque et pathétique, véritable archétype de l'homme dépassé par les événements. Habituée de l'Opéra liégeois, Maria Grazia Schiavo lui offre en Elena la parfaite réplique énamourée avec une agilité vocale et stylistique idéale. Sa posture scénique un rien raide, prévisible et guindée contraste avec l'agitation ambiante et sa pureté de timbre dans tous les registre sert à merveille ce rôle de jeune mariée idéaliste énamourée. Pietro Spagnoli, qui campait voici peu sur la même scène un assez irrésistible Falstaff verdien, est impeccable de drôlerie fruste. Capable de grogner et d'exagérer ce rôle de beau-père menaçant et courroucé, il parvient à conserver la justesse musicale requise dans le registre bouffe avec un engagement physique total. Autre habituée – et récemment excellente Sophie dans un Werther d'anthologie – Elena Galitskaya s'impose en Anaïde, l'amante éplorée et inquiète. Elle domine la scène par l'éventail de son registre expressif, naviguant entre les élans belcantistes de séduction et les moments de désespoir vériste à la seule idée d'un mari jaloux et vengeur. Elle est le parfait moteur vocal de la course-poursuite.
Mais toute la distribution mérite bien des éloges, la mezzo Josy Santos campe une Baronne de Champigny idéalement snob par sa sophistication vocale, là où Marcello Rosiello, d'une excellente santé vocale dans son registre vif-argent de baryton basse, campe un Beaupertuis, mari trompé délibérément monolithique et bouffe, incarnation de la bêtise maritale et de la jalousie stupide. Rodion Pogossov donne à Emilio, l'amant d'Elena une assurance vocale et le monolithisme délibérément brutal et inquiet requis par son personnage.
Mais tous les autres protagonistes plus secondaires sont au diapason : Didier Pieri vraiment cocasse de maladresse en Zio Vézinet, l'oncle de la mariée, complètement sourd ; Lorenzo Martelli, au timbre délibérément pincé, impeccable d'efficacité dans le rôle du majordome expéditif Felice ; Elisa Verzier, en modiste protocolaire ; Blagoj Nacoski, au rôle vocal assez insignifiant mais drolatique de machisme au gré de ses courtes interventions en Achille, compagnon de la Baronne. N'oublions pas Marc Tissons, détaché des chœurs pour quelques courtes phrases bien senties en caporal des gardes lors de l'intervention policière décalée du dernier acte.
Il convient aussi de mentionner le travail de Denis Segond à la tête des chœurs aussi habiles que concernés au gré d'une partition virtuose et bourrée de chausse-trappes vocaux et rythmiques.
Ce rythme scénique, effréné et sans cesse relancé par la mise en scène, trouve son contrepoint idéal et sa raison d'être dans la fosse. La baguette de Leonardo Sini plus précise et habile que pétillante ou vraiment incisive demeure la véritable cheville ouvrière de la réussite musicale. Le jeune chef italien assume parfaitement le côté pastiche de l'écriture de Rota avec une clarté orchestrale constante au gré de cette mosaïque de genres mais nous aurions souhaité peut-être encore davantage de malice et d'ironie malgré l'idoine nervosité des tempi et la parfaite coordination avec le plateau; Si la finesse des détails orchestraux est bien mise en valeur sans jamais éclipser les dialogues scéniques rapides, un soupçon supplémentaires de sardonique spiritualité n'aurait pas nui à cet ensemble déjà assez irrésistible de cohérence, malgré une partition bien disparate.
L'Opéra Royal de Wallonie nous offre donc une (re)découverte jubilatoire, car cette « farsa musicale » usant des ressorts classiques du théâtre de boulevard, possède un potentiel comique intemporel. Rondement mené, inventif et servi par un plateau engagé, ce spectacle est une bouffée d'air frais qui ravira les mélomanes spectateurs par son côté vaudeville érudit et par le croisement de ses multiples références compositionnelles.









