A Namur, éblouissante Sainte-Cécile des Surprises, entre Nuit obscure et Lumière anglaise
Le 22 novembre, le Namur Concert Hall honorait la patronne des musiciens avec le programme « Odes » de l'ensemble Les Surprises, dans un contraste surprenant allant de Blow et Purcell jusqu'à Benoît Menut.

Ce programme, chroniqué en 2024 dans nos pages, est centré sur la Grande-Bretagne avec deux odes de circonstances. La tradition de fêter la patronne des musiciens fut instaurée à la Restauration de la dynastie Stuart, après une décennie tragique – l'épidémie de peste ou le grand incendie de Londres de 1666 – et devint rapidement une véritable institution. Begin the song, excellent et inspiré exemple de la formule sous sa forme native, de John Blow date de 1684. Cette partition de dimension respectable (plus de vingt minutes) et de la plus belle eau soutient allègrement la comparaison avec les premières pages analogues composées par le cadet, disciple et ami Purcell – même si elle n'atteint pas bien entendu les fastes, la virtuosité audacieuse d'écriture, ou la profondeur psychologique de Hail! Bright Cecilia, de huit ans postérieure, chef-d'œuvre absolu de l'Orphéus Britannicus, donné en troisième partie de ce concert.
Mais revenons à Blow ! Dans cette page méconnue mais pourtant splendide, dès l'exorde de la sinfonia introductive, Louis-Noël Bestion de Camboulas impose une lecture nette et articulée, très cambrée agogiquement, d'un style robuste alliant gravité et exubérance. L'ensemble instrumental est parfait de style, de couleurs, et d'intonation, avec des cordes pulpeuses, de magnifiques hautboïstes et un continuo ductile malgré son étoffe abondante et diversifiée – théorbe, orgue, clavecin, basson, gambe, et violone ! Les chœurs ne sont pas en reste, avec une sonorité à la fois veloutée et charnue, et ce léger mais perceptible vibrato du pupitre de soprani très française de son, loin de la blancheur amidonnée de certains chœurs anglais. Les solistes du chant sont directement issus de la phalange et gagnent au gré de leurs interventions l'avant-scène – et nous sommes très séduits d'emblées par le ténor léger Paco Garcia, au timbre suave malgré une relative fragilité, et surtout la théâtrale et magnanime basse Étienne Bazola, au timbre moiré et vif-argent.
L'heure est ensuite au silence et à la rupture. L'intelligence de la programmation éclate avec ce total contraste stylistique. Le public est subitement plongé dans les Ténèbres de La Noche Oscura – inspirée par un poème mystique de Saint-Jean de la Croix du compositeur français Benoît Menut. Commandée par Radio France (et créée en janvier 2024, à Paris [dans le même programme), elle est donnée ce soir en première belge. Menut use des instruments anciens et de leurs timbres au maximum de leur capacité, quasi hors temps et hors champ – pizziccatti de violes, rebond sur les cordes du théorbe, basson et violone utilisés dans le registre extrême grave, cordes frottées dans la ténuité, frôlement des vents… – et s'éloigne résolument de la rhétorique baroque pour une exploration du silence, de la suspension, de l'introspection, de la quête intérieure. Les éclats du chœur alternent avec de bruyantes respirations et bruits sur le souffle. L'harmonie se déploie lentement, s'exposant à l'invisible par le truchement d'une écriture harmonique dans une claire filiation française modale, dans le sillage actualisé des Duruflé, Desenclos, ou Dutilleux… La musique se fait support de l'ascension vers l'extase, à l'image du texte. L'interprétation des Surprises est une réussite mêlant tension et retenue, parfaitement vectrice de ce mysticisme aussi érotique qu'intensément brûlant et hautement spirituel, exacerbation du secret et de l'absence, sorte de pôle « négatif » de la programmation entre deux apothéoses plus attendues.
Après cette brève parenthèse contemporaine française, les troupes lyonnaises reviennent en Angleterre baroque pour la grande ode festive de 1692, Hail! Bright Cecilia, la plus développée et la plus festive – toutes circonstances confondues – composées par Henry Purcell. D'une extraordinaire invention musicale, rhétorique ou contrapuntique, ses enjeux expressifs annoncent à plus d'un titre les futurs fastes haendéliens. Sous la direction ferme et inspirée de Louis-Noël Bestion de Camboulas, l'ensemble Les Surprises se montre derechef, dans les grands tutti, idéal d'implication, d'énergie sensible et de ductilité, par ce sens de la couleur et de l'opulence, cet éventail large de nuances et ce sens aigu de la dynamique rhétorique : dès l'enchaînement de la monumentale ouverture – donnée avec toutes ses reprises – et du grand chœur d'entrée, c'est l'enchantement par cette ardeur frémissante et cette ferveur toujours renouvelée.
Toutefois, la distribution des voix solistes nous semble assez inégale. C'est avec un réel plaisir que l'on retrouve notamment au gré d'un fabuleux « Wondrous Machine » Étienne Bazola à la prononciation claire et exacte, d'une noblesse persuasive et d'une arrogance plébéienne. Par contre, le célèbre « ‘Tis Nature's voice » est distribué de nouveau au ténor léger Paco Garcia, un peu fade, malgré une belle conduite de la ligne vocale, car ni vrai haute-contre héroïque à la française, ni réel countertenor british, et encore moins falsettiste moderne. Les sopranos Eugénie Lefebvre et Juliette Perret, impeccables choristes, semblent un rien timorées une fois propulsées à l'avant-scène ; le timbre de Paulin Büngen, habile altus masculin servant doctement le texte, n'est peut-être pas des plus séduisants alors que le ténor Davy Cornillot est irréprochable de ductilité flexible, et que la basse Julien Guillotton offre une splendide réplique à Bazola au fil du redoutable duo de basses « Let these amongst themselves contest ». Mais c'est incontestablement dans les grands moments choraux (« Soul of the World » et la grande fresque finale, soudainement plus contrapuntique, « Hail! Bright Cecilia » avec quatre solistes obligés) que l'ensemble véritablement triomphe : le chœur en particulier confère à ces pages grandioses une dimension spectaculaire et fédératrice.
Cette réussite se prolonge au-delà de l'apothéose finale de Hail! Bright Cecilia, avec deux bis inspirés qui résument l'étendue du génie de l'Orpheus Britannicus : le sublime full anthem à huit voix, Hear my prayer, O Lord (Z.15), saisissante imploration conçue dans l'héritage des Byrd, Tallis ou Tomkins, doublé en totale opposition d'un endiablé hornpipe extrait de The Fairy Queen, mené par la fringante percussionniste Manon Duchemann et ses castagnettes et de très bondissantes cordes cornaquées par l'excellente Anaëlle Blanc -Verdin…Le répertoire purcellien demeure décidément insaisissable et protéiforme. Voilà de quoi ponctuer tout en contrastes cette belle soirée, confirmant la grande qualité globale des Surprises et l'audace bienvenue du Namur Concert Hall dans sa programmation artistique.
Crédits photographiques © Namur concert Hall
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