Robinson Crusoe d’Offenbach accoste enfin au Théâtre des Champs-Élysées
L'opéra-comique de l'auteur des Contes d'Hoffmann, créé en 1867 à la salle Favart et délaissé depuis en France, retrouve éclat et saveur au Théâtre des Champs-Élysées grâce au duo Marc Minkowski-Laurent Pelly et une distribution brillante à l'énergie pétulante.

Après des années d'errance (une seule mise en scène peu marquante salle Favart en 1986) l'ouvrage contemporain de La Grande Duchesse de Gérolstein a jeté l'ancre dans la salle de l'avenue Montaigne, en faisant son port d'attache jusqu'au 14 décembre prochain. Il aura fallu aux instigateurs de cette aventure beaucoup d'encre et d'imagination pour adapter et réinterpréter un livret véhiculant les idéologies racistes et coloniales de son temps, aujourd'hui plus que surannées. La partition « symphonique » d'Offenbach, d'une richesse extraordinaire tant par son foisonnement mélodique que par les couleurs de son orchestration, a sans aucune réserve mérité ce travail au diapason de la musique, qui porte un nécessaire regard actualisé sur le propos de l'ouvrage finalement pas si éloigné de l'état d'esprit de son auteur à l'époque de sa composition.
En effet, réputé pour ses opéras-bouffes, Jacques Offenbach, en quête de reconnaissance sérieuse, entreprend en 1867 de se lancer dans le genre de l'opéra-comique, et pour ce faire choisit un personnage qui fait écho à sa propre histoire (jeune, le compositeur quitta Cologne et sa famille pour accomplir sa destinée à Paris), celui romanesque et aventurier de Daniel Defoe, Robinson Crusoe. Mais chassez le naturel… il en résulte un ouvrage hybride, qui progressivement glisse vers la fantaisie bouffonne. On ne s'en plaindra pas ! Il faut saluer l'intelligence du travail de l'équipe (Agathe Mélinand pour la dramaturgie et l'adaptation des dialogues et Chantal Thomas pour la scénographie) qui a pris le parti de l'humour et la légèreté, la parodie faisant son entrée à partir du milieu du second acte, dans une frénésie croissante jusqu'à sa désopilante démesure.

Robinson est donc ici l'enfant prodigue, qui décide de quitter le cadre familial pour réaliser ses rêves, qui ne seront que fantasmes. Plusieurs personnages masculins et surtout féminins ont été rajoutés par Offenbach et ses librettistes qui introduisent l'intrigue amoureuse dans l'histoire. L'Acte I présente la vie domestique dans l'intérieur bourgeois de la famille Crusoe montré sous toutes ses faces grâce à une tournette. Il y a le père, la mère, la cousine Edwige amoureuse de Robinson, la domestique et son prétendant Toby, ami de Robinson le fils, qui arrive en retard. La scène semble se situer dans les années 1970. Y respirent la paix mais aussi le morne et croupissant quotidien. La musique très colorée et pétillante, la chorégraphie pleine de sel à laquelle les chanteurs se prêtent apportent une joyeuse tonicité à cet acte un peu long faute d'action, qui, on le comprend plus tard, réserve des moments hilarants et même déjantés.
À l'Acte II, changement de décor : Robinson a échoué voici six ans sur une île… pas tout à fait déserte, qui selon toute vraisemblance est celle de Manhattan ! Sur fond de gratte-ciels, des tentes de SDF, Robinson est barbu et vêtu de haillons sales, atteint par la vermine, bref, il est devenu un naufragé de la société. Il trouve réconfort auprès de Vendredi, un ami de fortune, émigré d'origine hispano-américaine. Les sauvages ? Laurent Pelly donne une version des plus contemporaines de leur brutalité, de leur grossièreté, les mutant en autant de clones de Donald Trump, ce qui déclenche les premiers rires ! Quant aux pirates, ils ont tout de combattants mercenaires. Enfin, le clou du spectacle arrive avec l'irruption du personnage de Jim Cocks, émigré lui aussi, mais cuisinier qui a réussi en travaillant pour les « sauvages » anthropophages occupés à découper à la chaîne des corps humains. Le T de EAT, enseigne géante rouge fluo de l'usine alimentaire, devient le totem au pied duquel Edwige sera sacrifiée au Dieu Saranha. Gags et numéros irrésistibles s'enchaînent à un rythme effréné, culminant avec la valse d'Edwige désinhibée sous l'effet des drogues. À la fin de l'Acte III, l'image d'un haut palmier sur fond de grand ciel bleu au centre de la scène réserve un dénouement inattendu…
Laurent Pelly et Marc Minkowski, complices de longue date, en particulier dans la musique d'Offenbach, démontrent à nouveau leurs affinités et leur parfaite complémentarité, l'un dans le domaine de la mise en scène et de la direction d'acteurs, inventive et ici très souvent chorégraphique, l'autre, à la tête des Musiciens du Louvre et de l'excellent chœur Accentus, dans sa direction musicale alerte, nerveuse, donnant généreusement relief et couleurs aux nombreuses pages symphoniques, insufflant énergie et raffinement à la polyphonie vocale. Sa lecture vivante et parfois tendrement poétique porte l'ouvrage de bout en bout dans une belle ampleur sonore.

On est tout aussi conquis par un plateau vocal équilibré aux timbres bien assortis. Le duo parental incarné par Laurent Naouri (Sir William Crusoe) et Julie Pasturaud (Deborah) est parfaitement accordé, le baryton usant de l'autorité de sa voix profonde aux accents matures, la mezzo-soprano dotée d'un tempérament tout aussi généreux et affirmé que le sont ses graves. Marc Mauillon (Toby) et Emma Fekete (Suzanne) sont irrésistibles de drôlerie et de finesse dans le duo du sacrifice à l'Acte II, la diction du ténor au timbre clair et égal, à l'intonation aisée, le disputant à la fraîcheur légèrement fruitée du timbre non dénué de personnalité de sa partenaire. Sachant décliner les traits psychologiques de son personnage de l'enthousiasme candide à la touchante fragilité, le ténor Sahy Ratia prête à Robinson son timbre lumineux et doux, porté par une ligne vocale toute en sensibilité et souplesse. Julie Fuchs est une Edwige très sage à l'Acte I, qui se lâche complètement à l'Acte II, dansant à moitié dévêtue une valse déjantée et effrénée (« conduisez-moi vers celui que j'adore… »). Sa voix suit : d'abord contenue, elle se libère, le timbre brillant et rond, dans des vocalises agiles et assurées, devenant de plus en plus lyrique. Rodolphe Briand, ténor à la voix solide et claire, campe un Jim Cocks haut en couleurs qui provoque l'hilarité du public quand il entonne son air du pot-au-feu avec un sens consommé du comique. Adèle Charvet interprète un Vendredi attachant et drôle à la gestuelle expressive d'un jeune garçon débrouillard qui a poussé comme une herbe folle. La projection un peu juste de sa voix n'empêche aucunement d'apprécier son beau timbre charnu et la musicalité de ses interventions, en particulier dans son air « Beauté qui vient des cieux ». Enfin, Matthieu Toulouse avec sa voix de basse bien charpentée, se distingue dans le court rôle d'Atkins à l'Acte III.
Accueillie avec enthousiasme, cette nouvelle production, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, mettra bientôt les voiles vers d'autres contrées : Angers, Nantes, Rennes, propageant ainsi la belle humeur de cette musique d'Offenbach, dont on ne peut que se réjouir de la renaissance.

















