Thielemann dirige le centenaire de Wozzeck au Staatsoper Berlin
En reprenant Wozzeck créé 100 ans plus tôt au Staatsoper Berlin, Christian Thielemann montre qu'il peut encore sortir avec excellence de son répertoire principal, surtout lorsqu'il a devant lui une phalange comme la Staatskapelle Berlin et une distribution faite des meilleurs titulaires actuels des rôles, à commencer par Simon Keenlyside.
Créée jour pour jour 100 ans plus tôt au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, le 14 décembre 1925, Wozzeck revient pour son centenaire dans la production d'Andrea Breth apparue en 2011 avec Daniel Barenboim au Schiller Theater. Reprise en 2015 par Simon Rattle, cette proposition n'a pas marqué les esprits comme celle qu'elle remplaçait… d'un certain Patrice Chéreau, et n'est toujours 15 ans plus tard qu'un vague atour à un livret autrement mieux exploitée scéniquement ailleurs.
Pour revenir brièvement sur le dispositif scénique (Caroline Staunton), celui-ci consiste en un décor de panneaux de bois (Martin Zehetgruber) d'abord resserré à un petit cadre au centre de la scène – Acte I -, puis ouvert sur un système rotatif – Acte II – ensuite supprimé au profit d'un plateau nu – Acte III -, sur lequel les lumières (Olaf Freese) maintiennent continûment une sombre clarté. Par ailleurs, on regrette qu'après de nombreuses reprises, les éléments les moins efficaces n'aient pu être remis en cause, à commencer par les six musiciens de la fanfare, placés de face au-dessus de la scène sans la possibilité de créer vraiment l'atmosphère de fête populaire à l'acte II. Plus problématique encore, le Tambourmajor est toujours affublé d'un costume (Silke Willrett, Marc Weeger) de muscles en mousse, aussi ridicule qu'inadapté, dont on voit grossièrement la fermeture éclair noire dans le dos.
Concernant la distribution, cette reprise a tout simplement permis de choisir les meilleurs chanteurs actuels de chaque rôle. Et si plus personne ne le découvre dans le rôle-titre, à 66 ans, Simon Keenlyside porte toujours Wozzeck comme s'il en avait 50, aussi nerveux et perturbé qu'il y a quinze ans dans la production Marthaler de Bastille, et toujours aussi fascinant dans la scène finale. Encore meilleure que lors de ses précédentes prestations, Anja Kampe est une Marie elle aussi magnifique dans l'incarnation théâtrale. Oscillant entre deux timbres de voix, sans pour autant défaillir dans aucun des registres, elle propose un chant puissant qui, à la dernière scène de l'Acte I et à nouveau quand elle le revoit, fait de son rôle une sorte de Brünnhilde face au Siegfried qu'est aujourd'hui le Tambourmajor d'Andreas Schager. Pour sa part, sur ce qu'on peut considérer pour lui comme un rôle de repos, le Heldentenor ne fait qu'une bouché de l'amant, juste embarrassé par son costume de muscles.
Anna Kissjudit campe une Margret qui fait de la Scène 3 de l'Acte I une véritable discussion de voisinage avec Marie, où les deux commères s'amusent sur le ridicule des hommes et, malgré tout, sur leur charme, lorsqu'elles regardent passer le défilé militaire. Dans cette distribution de luxe, Stephen Milling serait presque parfois trop lyrique pour le Doktor, tandis que Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, impressionnant d'expressivité dans la première scène, tient son Hauptmann (Capitaine) sur le bout des doigts. L'Andres de Florian Hoffmann complète bien la distribution, sans être particulièrement servi par la scène, où le Narr (Idiot) fonctionne bien, sans non plus marquer vraiment, par la voix de Stephan Rügamer. Rien à redire sur les deux Handwerksburschen (Apprentis) Friedrich Hamel et Dionysos Avgerinos, et très jolie prestation du fils de Marie grâce au jeune soliste du Kinderchor des lieux, Jacop Tougas Gigling.
Mais si cette reprise valait particulièrement le déplacement, c'est évidemment pour y découvrir la direction du Kappellmeister actuel du Staatsoper. Entre Beethoven, Schumann, Brahms, Bruckner, Wagner et Strauss, il faut lorgner les saisons pour découvrir encore d'autres compositeurs au répertoire de Christian Thielemann. Et comme lors de ses interprétations des Gurre-Lieder à Salzbourg ou plus récemment dans Verklärte Nacht à Vienne, le chef berlinois démontre avec Alban Berg comme il est à son aise avec le dodécaphonisme de la Seconde École de Vienne. Par un Acte I splendide, Thielemann installe dans cet opéra créé par Erich Kleiber, et souvent dirigé par Karl Böhm, un climat fait de sonorités claires et immaculées et de cordes compactes et tendues.
Compressée dans la fosse du Staatsoper, la Staatskapelle brille par la qualité de ses pupitres, de cuivres racés à des harpes et célesta lumineux, avec des climax surpuissants aux percussions. Sans parvenir à maintenir la même tension à l'Acte II, Thielemann passe un peu à côté de la fête populaire, desservie comme nous l'avons dit par la mise en scène. Il retrouve toute sa maestria au dernier acte, accompagné d'excellents Chor & Kinderchor der Staatsoper préparés par Dani Juris, et se montre fantastique de maîtrise et de construction dans le dernier Interlude orchestral. Espérons que cette prestation lui donne envie de rouvrir un peu son répertoire, lui qui ne dirige plus ici dans la seconde partie de saison que Brahms (Deutsches Requiem), Beethoven (Symphonie n°6), Strauss (Rosenkavalier, Schweigsame Frau), Liszt et Pfitzner.















