Angelin Preljocaj sort Atys du musée
À Genève en 2022, la première mise en scène d'opéra d'Angelin Preljocaj avait convaincu. Pourtant comme on peut s'en rendre compte à nouveau avec cette généreuse parution (CD/DVD-Blu-ray) sa version de la quatrième tragédie lyrique de Lully était aux antipodes de la mythique version Christie/Villégier montrée à Paris en 1987 et en 2010.
À la création d'Atys en 1672, on put lire sous la plume de Saint-Evremond qu'il s'agissait d'un bel opéra mais aussi que « c'est là qu'on a commencé à connaître l'ennui que donne un chant continu trop longtemps ». Pile ce qu'il n'est pas interdit de ressentir quelques siècles plus loin face à l'art de Lully. Sans vouloir dénier au compositeur italien le titre d'inventeur de l'opéra français, son style peut susciter quelques réserves, dès lors que l'on a fréquenté les partitions lyriques de Rameau (que Louis XIV n'eut pas l'heur d'appréhender), autrement luxuriantes et habiles dans leur façon d'abattre les frontières entre récitatif et air. Certes d'une importance historique indéniable, l'Atys historiquement informé (code vestimentaire, perruques poudrées, rubans, et gestique baroque) qui fit les beaux soirs de l'Opéra de Paris comme des salons de province, se voyait néanmoins forcé de cohabiter, en cette période du renouveau baroque, avec la double parution discographique des Indes galantes version Paillard et surtout Malgoire.
On pensait l'Atys du tandem Christie/Villégier immontable autrement : l'invitation faite par Aviel Cahn à Angelin Preljocaj de relire « l'opéra du roi » démontre le contraire. De la même façon qu'il est coutume de plaisanter : Dieu doit une fière chandelle à Bach, on serait tenté d'oser : Lully doit une fière chandelle à Preljocaj. Le parti-pris du chorégraphe est à la fois des plus ambitieux et des plus simples : danser Atys sur la durée ! Le pari convainc d'emblée : les très longs récitatifs ne sont ainsi plus « très longs », mis en mouvements qu'ils sont par le dialogue savant et jamais répétitif instauré entre chanteurs et danseurs, les uns faisant leur l'art des autres, et vice versa, sans que le laborieux jamais ne pointe. Le procédé rappelle le passionnant Così fan tutte d'Anne Teresa De Keersmaeker. Plus besoin d'attendre les « Atys est trop heureux », ou encore les « Nous pouvons nous flatter des espoirs les plus doux », « Vous devez vous animer d'une ardeur nouvelle« , et autres « Et souviens-toi de la beauté » d'une partition chiche en inspiration mélodique (la totalité de la scène du Sommeil restant le seul vrai tube de l'opéra) tant fait mouche, de bout en bout, l'extrême naturel du style du chorégraphe, à des années-lumière de celui ultra codifié de Francine Lancelot.
En propulsant les héros de Quinault à l'extérieur, la scénographie de Prune Nourry s'affranchit de l'univers confiné de Villégier : un magnifique mur fissuré et fracturé, permettant entrées et sorties, et même pompe adéquate (l'entrée de Cybèle !), quelques rochers cubiques, et, au final, un entrelacs de cordages noirs pour la métamorphose végétale du héros. Peu d'effets majeurs, hormis des éclairages cernant les espaces de jeu, un soupçon de fumigènes, une pincée de stroboscope. Se déchirant vers la fin sur les viscères des deux amants détruits, les costumes de Jeanne Vicérial, a priori peu amènes, prennent vie dans le mouvement, magnifient des corps pourtant empêtrés dans les codes d'une société verticale : Atys, Louis XIV le perçut-il, narre la détestable façon dont les puissants s'ingénient à brouiller le quotidien du vulgum pecus, comme l'annonce, en costumes contemporains, un Prologue modifié (seul entorse à l'architecture de l'opéra), plus court que d'ordinaire, bien décidé à se passer du monarque que le spectacle entend contester.
Comme transportés par ce qui se joue sous ses yeux, et s'appuyant sur un continuo sonnant plus opulent que celui de l'enregistrement Christie, Leonardo García Alarcón et la Cappella Mediterranea apportent un surcroît de dramatisme et d'énergie. Le coffret présente deux enregistrements différents de ce nouvel Atys. D'une part la vidéo de la représentation lors de sa reprise à Versailles où la caméra de Julien Condemine rend compte plutôt fidèlement de cette ode à aimer « plus que jamais en dépit des jaloux ». D'autre part le disque réalisé en studio, mais sans le Prologue.
De l'un à l'autre, les forces chorales (le Chœur du Grand Théâtre de Genève ou le Chœur de chambre de Namur) et quelques chanteurs divergent. Le DVD bénéficie de la présence magnétique, en Idas, de Michael Mofidian, dont le métal sombre n'a rien à envier à celui d'Adrien Fournaison sur le CD. Gwendoline Blondeel et Sophie Junker rivalisent de présence en Iris ou en Doris. Lore Binon s'impose dans la brève Mélisse. Andreas Wolf noircit autant qu'il est possible son Célénus. Parfaite en Médée pasolinienne péremptoire et glaciale, Giuseppina Bridelli voit sa Cybèle repentante presque sauvée par la mise en scène. Les deux malheureux amants sont particulièrement touchants puisque incarnés par la toujours subtile Ana Quintans, gracieuse Sangaride, et Matthew Newlin, irradiant Atys. Scéniquement envoûtante, musicalement roborative, cette version s'inscrit sans peine au pinacle en compagnie des trois déjà existantes (Christie, Reyne et Rousset) : décidément « Atys est trop heureux ».










