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Le Quatuor Danel dans Prokofiev, libre comme l’Art !

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Sergueï Prokofiev (1891-1953) : quatuors à cordes, n°1 en si mineur, opus 50, et n°2 « kabardinien » en fa majeur, opus 92. Visions fugitives, opus 22, arrangées d’après l’original pianistique par Sergei Samsonov, et adaptées par les interprètes. Quatuor Danel. 1 CD Accentus Music. Enregistré du 3 au 5 mars 2024 en la salle Mendelssohn du Gewandhaus de Leipzig. Notice de présentation en français, anglais et allemand. Durée : 65:21

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Le poursuit son périple discographique russe avec cette nouvelle publication pour Accentus music consacrée intégralement à : des versions ultra fidèles à la lettre et à l'esprit des deux quatuors à cordes y côtoient une ludique adaptation pour les quatre cordes des Visions fugitives initialement destinées au piano.

Si par quelques œuvres très populaires, le nom de est connu d'un large large public, sa musique de chambre (une douzaine d'œuvres pourtant…) demeure terra incognita pour nombre de mélomanes. En particulier, ses deux seuls quatuors à cordes – composés à onze ans d'intervalle (1930,1941), sont peu programmés au concert et demeurent assez rarement enregistrés.

Le premier d'entre eux opus 50, écrit dans la rare tonalité de si mineur, est le fruit d'une commande richement dotée de la Library of Congress de Washington : Prokofiev ne connaît alors guère le genre et se met à intensément étudier toute la production beethovénienne pour la formation. Très confiant en ses capacités, il adapte les procédés d'écriture et la science du développement du maître germanique à son propre langage et à sa sensibilité. Après la saturation sonore oppressante et souvent virulente des opus précédents – les Symphonies n°2 et 3, l'opéra l'Ange de feu, voire le ballet le Pas d'acier...- ce premier essai transformé retrouve les voix et voies intimes d'une (parfois ironique) nouvelle simplicité sous des dehors assez sombres. L'ordre attendu des mouvements y est bouleversé : deux temps (très) vifs précèdent un andante, conclusif, sorte de grise déploration, éloignée de tout triomphalisme.

C'est cette ambiguïté stylistique et intentionnelle que restitue à merveille les Danel dans une interprétation aussi transparente et calligraphiée (à l'instar du manuscrit de l'œuvre !) que virtuose, tant par le remarquable engagement individuel de chacun des membres et par la cohésion collective. L'interprétation se veut fraîche et spontanée, très libre de ton et d'espace – au contraire des Pavel Haas (Supraphon 2009), fêtés en leur temps – quelque peu amidonnés voire timides dans leurs intentions, malgré un idoine et plus pesant final
Tout semble ici vécu « à livre ouvert » dans une logique absolue d'ordonnancement des tempi, et dans le souci du respect absolu du texte, pourtant criblé de nombreuses indications dynamiques ou expressives. Mais au-delà des notes, prime la restitution de la versatilité de l'œuvre avec cette pointe d'ironie tragique et mordante (Allegro liminaire) ou cette furia cravachée doublée de lyrisme effusif guipant le vivace médian ou encore cette gravité indicible au fil du sombre et inattendu Andante final. Cette nouvelle version rejoint donc au sommet celle du (DGG,1992) superlative techniquement, mais peut-être en léger retrait sur le plan des intentions expressives.

Onze ans plus tard, le compositeur, rentré entretemps en URSS est évacué, à la rupture du pacte germano-soviétique et au déclenchement de l'opération Barbarossa, dans le Nord du Caucase. C'est là qu'il prend connaissance de recueils de chants kabardes et tatares collectés jadis par Taneiev et imagine une œuvre-rencontre entre tradition populaire et langage savant. Ainsi naît ce second quatuor à cordes « kabardinien » opus 92 : sans donc relever du « folklore imaginaire » réinventé dans un autre contexte par un Bartók ou un Kodaly, l'œuvre ne sacrifie en rien aux ukases esthétiques staliniennes ou « réalistes socialistes ». Si le langage est pimenté d'âpres dissonances, le caractère par moments très dansant, populaire voire gouailleur de l'œuvre le rend sans doute plus accessible au grand public – et aux quartettistes ? – que son aîné. Les Danel s'y imposent tout autant au gré de tempi très soutenus, par leur verve rythmique (second thème de l'allegro sostenuto, section centrale ici très chorégraphiée de l'adagio), soulignant la modernité du langage par leurs sonorités changeantes – aussi tranchantes que raffinées : l'adagio se diapre de volutes presque impressionnistes alors que le final devient ici bacchanale presque menaçante par sa fièvre et son agitation irrépressibles. Cette version éloquente et assez magnétique s'installe sans peine au sommet d'une discographie pourtant sensiblement plus riche que celle de l'œuvre sœur, de nouveau au côté des Emerson, sans oublier les historiques (Testament) et l'inattendu et alors tout jeune (Warner), et plus près de nous les Prazak (Praga) ou Pacifica (Cedille records), tous deux d'une belle plénitude sonore un rien plus convenue.

Si les deux violonistes de l'ensemble, présents depuis la fondation, et , ont souvent interprété au concert la Sonate pour deux violons op.56 du maître russe, retenue par les Haas ou les Emerson pour compléter leurs disques, le choix d'un substantiel appendice s'est ici porté plus originalement sur l'adaptation du cycle intégral -vingt pièces – des Visions fugitives op.22, selon Sergei Samsonov (1994-95). Le musicologue Daniel Fanning de l'Université de Manchester a relevé les différences trop manifestes de cette transcription avec l'original et a suggéré quelques améliorations. Et c'est Yovan Markovicth, violoncelliste des Danel depuis 2014, qui s'est attelé à la tâche dans un certain esprit postimpressionniste, bien préférable à celui de l'austère version de partiellement enregistrée par leurs dédicataires, les Borodine (Warner).
L'ensemble a de plus collectivement travaillé sur les couleurs et la diversification des techniques de jeu (col legno, sul ponticello, pizzicati…) pour restituer l'esprit poétique inspiré de Balmont de chacune de ces miniatures – entre autres exemples l'étrangeté de l'andante (n°2) les tendres sarcasmes du n°6 (con eleganza), l'incisivité du feroce (n°14). Ces instantanés sont autant de petits bijoux finement ciselés dans leur diversité : on en oublierait presque l'original pianistique – et les Danel, absolument exquis au gré de cette guirlande de miniatures, tiennent là une originale collection de parfaits bis, instantanés aussi fugaces que magiques.

Malgré une prise de son par moment un rien voilée, surtout pour le premier quatuor, nous tenons donc avec ce récent enregistrement, magnifié par un texte de présentation très riche et passionnant, une nouvelle réussite des Danel : un disque à mettre au sommet, auprès de leurs intégrales de quatuors à cordes de Weinberg ou Tchaïkovski (toutes deux chez Cpo et Clef ResMusica pour la première) ou encore leur double gravure (Alpha et déjà Accentus Music) du cycle des quinze opus dédiés à la formation et signés Dimitri Chostakovitch.

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Sergueï Prokofiev (1891-1953) : quatuors à cordes, n°1 en si mineur, opus 50, et n°2 « kabardinien » en fa majeur, opus 92. Visions fugitives, opus 22, arrangées d’après l’original pianistique par Sergei Samsonov, et adaptées par les interprètes. Quatuor Danel. 1 CD Accentus Music. Enregistré du 3 au 5 mars 2024 en la salle Mendelssohn du Gewandhaus de Leipzig. Notice de présentation en français, anglais et allemand. Durée : 65:21

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