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À Liège, des Nozze di Figaro entre ambiguïté sociale et sensualité à fleur de peau

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 22-VI-2025. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Le Nozze di Figaro, opéra buffa en quatre actes K.V.492, sur un livret de Lorenzo da Ponte, d’après la comédie  »la Folle Journée ou le Mariage de Figaro » de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Mise en scène : Jean-Romain Vesperini, assisté de Olga Paliakova. Décors : Bruno De Lavenère. Costumes : Fernand Ruiz. Lumières : Christophe Chaupin. Avec : Biagio Pizzuti, Figaro ; Mario Cassi, le comte Almaviva ; Irina Lungu, la comtesse Almaviva ; Enkeleda Kamani, Susanna ; Chiara Tirotta, Cherubino ; Aurore Daubrun, Marcellina ; Francesco Leone, Bartolo/Antonio ; Lorenzo Martelli, Don Curzio/ Basilio ; Gwendoline Blondeel : Barbarina ; Jessica Harper et Emma Watkinson, solistes des chœurs en deux paysannes. Chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège (chef de chœur : Denis Segond) Lorenzo Masoni, pianoforte ; Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Leonardo Sini

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L'Opéra Royal de Wallonie-Liège propose les classiques Nozze di Figaro de Mozart dans une nouvelle production mise en scène astucieusement et sensuellement par .

Comment mettre au goût du jour le Nozze di Figaro, sans doute l'un des opéras mozartiens les plus populaires, en restant fidèle à l'essence du livret de Da Ponte et sans tomber dans le déjà-vu, le cliché éculé, ou l'inutile provocation ?

Jean-Romain Vespirini apporte une réponse très esthétisante à la question par sa vision originale et légèrement décalée. Il veut avant tout faciliter, par un « réalisme atemporel » l'identification des spectateurs aux personnages : la demeure nobiliaire se veut cossue et historiée tout en bénéficiant de tout le confort moderne : lampes électriques et néons voisinant avec quelques tableaux muraux pastoraux passéistes ou trophées de chasse, de symbolique ambivalente.

Les costumes très élégants de nous renvoient, sans plus de précision temporelle, au dress code standardisé de notre dernier demi-siècle, entre robes branchées, tailleurs domestiques ou tenues décontractées côté féminin, et, pour les messieurs, de très convenus smokings ou costumes trois pièces, avec port de cravate obligatoire.

La scène se veut représentation du clivage sociétal et renvoie à la satire de la comédie de Beaumarchais revue et corrigée par Da Ponte. L'espace de jeu conçu avec le concours du décorateur Bruno Lavenère est articulé autour d'une tournette centrale, constituée elle-même de trois plateaux tournants savamment imbriqués. L'axe principal demeure la chambre maritale des serviteurs, voisine côté jardin de l'austère salle d'apparat du maître de céans et, côté cour, des appartements de la Comtesse. Ce dispositif permet à la fois une savante fluidité des mouvements par une libre circulation d'un lieu vers l'autre, au gré d'un rapide jeu scénique. Les perspectives sont au besoin déviées, créant l'illusion d'un travelling quasi cinématographique : l'intrigue, en particulier au gré des récitatifs, est ainsi rythmée par de vifs échanges dramatiques doublés de changements d'angles, avec la surprise de la découverte d'alcôves cachées, d'improbables escaliers, de corridors secrets ou d'un hors-champ insoupçonné.

Ce dispositif astucieux, surligné par les éclairages assez directs de , abstrait le jardin du quatrième acte par la déstructuration, puis le mélange de ces éléments de décors tridimensionnels pivotant sur eux-mêmes ! Une belle métaphore de la confusion des sentiments et de la perte de repères hiérarchiques que ce mixage incongru des éléments architecturaux.


Règne avant tout en maîtresse une sensualité aussi fine que discrète au gré des échanges musicaux, par bien des gestes, effleurements ou contacts physiques plus ou moins discrets. Le ruban de la Comtesse, le billet anonyme, ou l'aiguille de la fameuse lettre rédigée au troisième acte seront ainsi fétichisés. Ailleurs c'est l'androgynie de Cherubino qui est soulignée, lorsque ses cheveux sont dénoués, au gré d'une scène de séduction amoureuse très ambiguë avec la Comtesse menant au Voi che Sapete. Tout évolue à fleurets mouchetés, pour citer Vesperini, dans ce théâtre du non-dit et de l'à-peine suggéré. Mais cette atmosphère pastel n'exclut pas au second degré, le grotesque des interventions de Marcelline et Bartolo ou l'évocation feutrée de la violence larvée, de l'arrivisme patriarcal et de l'appétit sexuel débridé d'un Comte aux abois. Toutefois, à cette aune, les finals de l'Acte II et de l'Acte IV sont quelque peu sacrifiés, par la faute d'une conduite trop statique d'acteurs dès lors davantage livrés à eux-mêmes au sein de ces grands ensembles plus extravertis. Les chœurs bien préparés comme à l'habitude par , semblent bien encombrants au sein de ce plateau éclaté plutôt intimiste.

Plateau dominé par la fringante incarnation du rôle-titre. impose un Figaro d'une rare et solaire vocalité, au ton sanguin et quasi plébéien, humain trop humain au gré de ses railleries presque rageuses (irrésistible Se vuol ballare  malgré un aigu un peu poussif) ; mais il peut être aussi d'une ironie mordante (Non più andrai) à l'égard de Cherubino ou d'une versatile jalousie délibérément outrée et burlesque (Aprite un po' que gli occhi) quand il s'agit d'évoquer l'inconstance présumée de la gent féminine. , sans doute moins vocalement fringant et manquant peut-être d'un soupçon de noblesse dans le grave, joue davantage, sous des apparences suaves, la carte d'un Comte Almaviva froid calculateur, arriviste et félon (Hai già vinta la causa ?) par un jeu de scène millimétré, même dans les positions les plus inconfortables imposées par le metteur en scène.


La distribution féminine, plus inégale, appelle quelques minimes réserves :  , appréciée en Violetta dans la Traviata de début de saison, nous semble, en Comtesse, parfois assez éloignée de la pratique actuelle du chant mozartien, plus par sa projection (héritée sans doute de ses années russes de formation) que par son timbre (assez sombre pour le rôle) ou son vibrato (présent mais assez maîtrisé). Elle nous semble de surcroît gênée dans son Porgi Amor par le tempo assez soutenu imposé par le chef auquel elle semble vouloir déroger. Par contre son Dove sono s'avère beaucoup plus émouvant par sa sensibilité à fleur de peau et son expression triste et désabusée. La prestation d' en Susanna, la soubrette future mariée tant convoitée, va crescendo au fil de la représentation. Parfois difficilement audible et peu à l'aise au gré du duo liminaire avec Figaro (pris lui aussi dans un tempo assez vif), elle gagne en assurance au cours de la représentation, notamment au gré des échanges piquants des deuxième et troisième actes, et son incarnation culmine par exemple dans le duo avec la Comtesse « Sull'aria ? Che soave zeffiretto » ou tout au long du long final du dernier acte, où elle se libère totalement tant sur le plan vocal que dramatique.

En Cherubino, , avec son timbre de soprano assez limpide, est vocalement assez jumelle de la Susanna de ce jour, ce qui ne manque pas de piquant pendant le chassé-croisé et le jeu de cache-cache vestimentaire du deuxième acte. Davantage stylée, la soprano italienne trouve d'emblée le ton exact du personnage au gré d'un soupirant « Non so più cosa son, cosa faccio » très expressif dans sa quête perpétuellement insatisfaite de l'idéal féminin, et plus encore dans un « Voi che sapete » donné avec une bonne dose de second degré ironique.

Les rôles secondaires sont assez exemplairement distribués. C'est avec plaisir que l'on retrouve , comédienne née, régulièrement sollicitée par les scènes belges et françaises, ce soir incarnation quasi idéale de la piquante créancière Marcellina : par sa théâtralité vocale, tour à tour courroucée puis faussement tendre, elle passe sans coup férir du registre de mégère vénale et vindicative à celle de mère retrouvée faussement naïve. , connue surtout pour ses incarnations dans le domaine baroque, alors qu'elle a un répertoire bien plus large, apporte par sa ligne de chant ductile et son timbre limpide, une fraîcheur de ton et une spontanéité radieuse des plus roboratives au bref rôle de Barberina. Elle fera(it) à termes, et à n'en pas douter, dans une production à venir, une magnifique Susanna…

incarne d'une voix solaire et expressive, avec tout l'humour souhaitable, les deux rôles bouffes de basse : celui du protocolaire perfide et ridicule Dottore Bartolo, et également celui du naïf jardinier Antonio. s'avère assez idéal en ténor de demi-caractère au timbre délibérément pincé, tant dans le rôle du manipulateur Basilio – une incarnation par la gestuelle et les mimiques à placer dans la descendance de la Commedia dell ‘Arte – que dans celui du notaire protocolaire, un peu stupide et bègue Don Curzio.

À la baguette nous retrouvons – qui nous avait séduit l'an dernier à pareille époque, in situ, pour une mémorable Carmen. Il laisse augurer au fil de la célèbre ouverture, par son énergie souriante, sa science des plans sonores, et le dosage des nuances ainsi que l'aération des crescendi, une Folle journée prometteuse. Mais comme nous l'avons déjà sous-entendu, certains tempi imposés semblent trop prestes et empêchent quelque peu l'épanouissement de la ligne de chant de bien des solistes :  le duo liminaire entre Susana et Figaro est un peu trop rapide, de même que le Porgi Amor un rien trop hâtif. Certes, la théâtralité est souvent au rendez-vous, mais parfois au détriment de l'équilibre sonore entre fosse et plateau, surtout au moment de l'agitation des grands ensembles et des finals. Mentionnons pour être exhaustif l'admirable travail de pianoforte continuiste de Lorenzo Masoni qui relance en permanence le discours vif-argent des récitatifs, un des plus efficaces et magnifiques jamais écrits par Mozart.

En conclusion de cette représentation, reconnaissons la hardiesse de la mise en scène et des intentions musicales souvent pertinentes. Mais le léger manque de raffinement et de finition dans la réalisation orchestrale, et les quelques petites faiblesses d'une distribution féminine un peu trop stylistiquement hétérogène sont les seuls bémols d'un spectacle par ailleurs des plus réjouissants.

Crédits photographiques :  © ORW-Liège/J.Berger

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