Le Lohengrin de Bayreuth noyé dans le Grand Bleu
Comme à l'accoutumée, le Festspielhaus joue à guichets fermés, et dans un respect absolu de l'horaire, la deuxième représentation de Lohengrin. Une nouvelle fois dans la mise en scène de Yuval Sharon, les décors et les costumes de Rosa Loy et Neo Rauch, et avec deux « anciens » : Piotr Beczała dans le rôle-titre ainsi que Christian Thielemann à la direction d'orchestre.

Assis en amphithéâtre, les quelque 2 000 spectateurs de la salle du Festpielhaus font face au lourd rideau de velours vert bronze encore tiré. Parfaitement silencieux, ils communient dans une attention centrée sur la scène et plus précisément sur la fosse couverte, d'où s'échappent les premières notes du prélude et leur tonalité de la majeur (celle donc de Lohengrin), baignant dans une lumière « bleu-argent », selon le mot fameux (et déterminant dans cette production !) de Thomas Mann. Ils ont les oreilles et les yeux focalisés vers un espace somme toute réduit et ne peuvent que relever dès le prélude l'ardeur et la fine gestion des changements dynamiques que Christian Thielemann réclame des musiciens du Festspielorchester. Car, l'une des spécificités du Festival de Bayreuth, c'est l'acoustique de sa salle et son équilibre parfait entre chanteurs et orchestre, lesquels sont dans une relation directe et sans domination de celui-ci sur ceux-là. Et, tout au long de l'opéra, l'auditoire sera sous l'emprise de l'union idéale du chant et de la formation symphonique, souvent à l'unisson et que Christian Thielemann anime de manière parfaitement homogène jusque dans les moindres inflexions.
Le rideau se lève sur ce qui ressemble à… une centrale électrique d'opérette, dont l'identité est confirmée par les isolateurs tombés au-devant de la scène et érigés tels des troncs ébranchés. Serions-nous dans une dystopie ? Quelle catastrophe a eu lieu ici ? Y a-t-il d'emblée un lien à faire entre l'œuvre et notre monde contemporain ? Une mise en scène est réussie quand elle parle immédiatement à l'intelligence et à la sensibilité et que se trouve réglée la question de savoir si un metteur en scène est un créateur ou un interprète. Sinon, l'on se creuse sans cesse les méninges pour comprendre le symbole qu'est censé comporter chaque élément visuel. En 2018, Yuval Sharon a au dernier moment remplacé Alvis Hermanis et repris la production là où elle en était, avec ses décors déjà faits et signés Neo Rauch et Rosa Loy, deux artistes de la Nouvelle École de Leipzig, groupe né à l'époque de la réunification de l'Allemagne. D'où le symbolisme ambigu ou une perte de repères chez ces deux peintres et plasticiens, qui muent le quotidien en inconnu, et les protagonistes en sujets incohérents englués dans une sorte de travail ou d'action sensés, mais en réalité ambivalents. La centrale électrique évoque donc à la fois la discorde qui règne dans le Brabant (comme par le passé entre la RFA et la RDA) et l'absence de communication entre le Ciel et le monde humain. À Lohengrin de réparer cela ; d'où sa simple tenue d'ouvrier ou de technicien – un électricien, forcément ! –, et son attribut : un éclair à la place de la traditionnelle épée. L'affaire se corse lorsqu'on découvre que tout ici est bleu : le sol, les décors, les accessoires, les cheveux, le maquillage, les costumes qui, imitant les tenues traditionnelles, sont d'ailleurs très réussis. Seules taches blanches, les grands cols brabançons. Mais le bleu, dans toutes ses nuances, on ne voit que ça. Certes, le symbolisme de cette couleur est très fort, évoquant l'infini dans lequel se perd le regard, la transparence ou l'immatérialité, et la pureté : autant de qualités qui appartiennent au monde mystique du chevalier au cygne. Mais pourquoi cette uniformité chromatique contaminant tout ? Parce qu'il s'agit du bleu de Delft ? Heureusement que Thomas Mann n'a pas parlé de gris cendré ! L'interrogation se mue en amusement (ou en consternation si l'on est de mauvaise humeur) à la découverte des ailes de mouche ou de libellule qui ornent le dos des personnages. De tailles diverses, elles pendent ou se dressent, c'est selon. Celles de l'innocente Elsa von Brabant sont presque blanches, tout comme son habit. Celles de la démoniaque Ortrud sont nervurées, dentelées et d'un bleu plus foncé, à l'instar de sa robe. Ces organes donneront même lieu à un combat aérien d'un ridicule achevé opposant sur des filins Lohengrin à Friedrich von Telramund (la référence au match de Quidditch dans Harry Potter à l'école des sorciers semble évidente), lequel perdra un élytre et viendra s'écraser ventre au sol, tel un gros hanneton. Tandis qu'il agite ses petites jambes, sa femme l'invective en lui distribuant taloches et coups de pied…
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En dehors de Lohengrin, héros plus égaré qu'envoyé, la mise en scène n'étouffe pas vraiment la psychologie des personnages, même si, finalement, ce sont les chanteurs qui sauvent l'indigence et la raideur de leur jeu d'acteurs. Personnage d'essence divine, Lohengrin fait son apparition en haut de la centrale électrique, la présence du cygne étant discrètement évoquée par une forme géométrique d'ailes blanches, laquelle est d'abord verticale, ainsi que la colombe de l'Esprit Saint, puis passe à l'horizontale pour signifier l'arrivée sur Terre. Piotr Beczała ne convainc pas complètement dans son rôle, car, même si la voix est maîtrisée et l'allemand parfaitement intelligible, elle manque un peu de projection et le chant reste assez uniforme, sans véritable aspérité ni émotion. Sauf exception, comme à la toute fin, au moment de la déclaration d'identité et d'ascendance. Cela est sans doute dû à la volonté du metteur en scène, mais le chanteur ne s'engage pas absolument et demeure un voyageur perdu dans un monde qu'il ne comprend pas, ayant toujours l'air de s'excuser d'être là. Sinon, quand bien même l'enjeu de l'opéra est, au dire de Piotr Kaminski dans Mille et un Opéras, « la sauvegarde de l'âme d'Elsa », le vrai couple dans cette production, c'est-à-dire le levier dramatique opposant deux forces antagonistes, est celui que forment Lohengrin et Ortrud, son double noir. Le véritable combat, du Mal contre le Bien, est un billard à deux bandes qui se joue à travers Elsa. Et le Mal (dans l'imaginaire chrétien), c'est bien sûr Ortrud, femme de caractère qui domine les hommes, femme de tête qui manipule autant son mari qu'Elsa, femme sensuelle et païenne qui en appelle aux forces obscures. Pas étonnant que LA voix de cette représentation soit celle de Miina-Liisa Värelä, dont les moyens vocaux semblent infinis. La soprano donne beaucoup de relief à une scénographie qui en manque un peu, hormis les mouvements de foule (remarquable chœur du Festival). Elle justifierait à elle seule la qualification wagnérienne de « drame musical ». Il est vrai aussi que sa partition ne manque pas d'énergie ni de contrastes. Et sa présence sur scène est très charnelle. Cela dit, ne sont en reste ni Mika Kares, voix puissante, noble et donc parfaite pour incarner le roi Henri l'Oiseleur ; ni Elza van den Heever, expressive et nuancée dans le rôle d'une Elsa von Brabant à la fois énergique et naïve ; ni Ólafur Sigurdarson, remarquable dans l'incarnation d'un Friedrich von Telramund crédule et sournois ; ni enfin Michael Kupfer-Radecky, efficace dans son rôle de héraut d'armes du roi, dignitaire important et donc un peu compassé.

Aux actes II et III, quelques surprises chromatiques attendent encore le spectateur. La première, magnifique, est, à l'ouverture de l'acte II, le décor, romantique à souhait, qui montre un ciel nuageux agité occupant les deux tiers de l'espace, des bosquets et une tour. Le tout bouge. Le premier des deux dialogues est celui des deux époux maudits, qui finissent par jurer de se venger. Impossible de ne pas se remémorer Macbeth, avec, au début, l'avertissement fait à Lady Macbeth par son mari de la prophétie des sorcières sur la lande, et, à la fin, la « forêt qui marche ». Une seconde surprise, beaucoup plus… surprenante, est l'ornementation de la « chambre d'amour » de Lohengrin et Elsa : d'un design digne d'Ikéa, elle est intégralement orange. À mi-chemin entre le jaune et le rouge, la couleur orangée symbolise l'équilibre entre l'esprit et la libido. Mais, si l'équilibre est rompu, elle devient soit la révélation de l'esprit divin, soit l'emblème de la luxure. Ici, on sait de quel côté penche la balance. Enfin, le clou du spectacle, puisqu'il faut à tout prix marquer l'assistance par des images puissantes, est l'apparition, à la fin de l'acte III, de Gottfried, le frère d'Elsa, sous la forme d'une espèce de gnome chapeauté et totalement vert gazon (le visage comme le vêtement). Peut-être que les pannes d'électricité (celle-ci étant le fil rouge de l'action) trouvent une échappatoire dans l'énergie verte…
Une production musicale d'une très grande qualité, mais qui perd de son unité et de son sens dans une scénologie aux références plurielles et discutables.
Crédits photographiques © Enrico Nawrath
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