Les écrits de Charles Koechlin : une leçon de liberté et d’indépendance
Faisant suite aux deux premières publications de 2006 et 2009, paraît sous la direction de la musicologue Liouba Bouscant, le troisième volume des écrits de Charles Koechlin (1867-1950). Ce nouveau corpus de cinquante textes couvrant quarante années (de 1909 à 1949) liste une série de portraits musicaux dressés par Koechlin à travers lesquels s'éclairent et s'affinent tout à la fois l'orientation esthétique du compositeur et le contexte musical dans lequel s'inscrit les propos de l'historiographe et penseur qu'il était.
Il s'agit, pour Koechlin, d'une défense de la musique et des musiciens de son temps (présentés selon un ordre chronologique), surtout s'ils sont indépendants (Koechlin est à l'origine de la Société de Musique Indépendante, pied de nez à la Société Nationale de Musique fondée par Bussine et Saint-Saëns) et français. Son but est de montrer la diversité, et donc la richesse, de cette école française et de la promouvoir comme « paradigme de vérité artistique «, en se gardant toutefois, s'empresse-t-il de préciser, de tomber dans un nationalisme étroit et exclusif. Si, curieusement, Olivier Messiaen (tout comme Ravel d'ailleurs) n'est pas dans les rangs, figurent, à côté des Français, les Cinq Russes (ils ont nourri l'art de Debussy) ainsi que certaines personnalités incontournables dont il reconnaît l'influence bénéfique sur les musiciens de l'hexagone : Chopin, Grieg, Stravinsky, Schönberg. « J'ai réservé plus d'espace aux moins connus », reconnaît-il, aux injustement oubliés (Ernest Guiraud, Paul Dupin, Paul Lacombe, Edmond Malherbe, etc.), et à ceux qui sont morts trop tôt (Jean Cartan) – sans mentionner Lili Boulanger, la grande oubliée de son panorama musical ! Autant de personnalités que la vie a pu malmener (santé fragile, manque d'argent) et qui n'ont pas su/voulu mener la carrière à laquelle leur don les destinait : «Faire valoir le sort matériel difficile de quelques-uns de ses pairs, c'est aussi clamer le sien et sceller cette injustice en un élan collectif », lit-on dans l'introduction érudite et passionnante de Liouba Bouscant qui revient sur les critères de valeurs qui déterminent les choix et fondent le propos de l'historiographe-esthéticien. Avouant sa haine, plusieurs fois formulée, pour la musique allemande (la rhétorique du développement, cette grande houle de pessimisme qui émane de « Tristan »…), comme pour l'opérette et le drame vériste italien qu'il abhorre (« l'indésirable et nulle Madame Butterfly » !), Koechlin loue en chacun des compositeurs retenus l'honnêteté, la conviction et la franchise dans le travail accompli, une écriture en quête de lumière, l'intérêt pour la modalité ancienne (que Bourgault-Ducoudray comme Maurice Emmanuel lui ont enseigné au Conservatoire) et l'attachement à la musique populaire. Il combat l'académisme et fustige l'Institut et son Prix de Rome (qu'il n'a jamais brigué) ainsi que ses cantates ridicules. Il est méfiant à l'égard de la Schola Cantorum (D'Indy ne figure pas dans la liste des portraits !) et défend l'enseignement du Conservatoire, celui d'un Gedalge notamment (contrepoint et fugue), son propre maître – qui fut également second Grand Prix de Rome – dont il honore la disparition par un long article paru dans la Revue Musicale.
Le portrait de Gedalge, comme certains autres (Bizet, Debussy, Dupin, Fauré, Satie), se décline en deux voire trois numéros ; ce sont des conférences, des causeries radiophoniques (souvent sous forme de brouillons manuscrits), des articles de journaux et de revues, voire des inédits. L'ampleur du travail éditorial mené par Liouba Bouscant impressionne, la musicologue annotant abondamment le texte de Koechlin, ajoutant les biographies des plus méconnus, le contenu des œuvres citées, explicitant les remarques trop hâtives de Koechlin et reprenant à la source ses citations parfois approximatives.
Si Koechlin se montre toujours bienveillant, élogieux et plein d'empathie pour les compositeurs oubliés, en revanche il n'est pas tendre, laissant filtrer un rien de misogynie, envers la seule compositrice mentionnée, Augusta Holmes. Il reconnaît en elle une vraie personnalité (« être soi ») mais lui reproche son manque de technique d'écriture, allant jusqu'à qualifier « d'excès d'honneur » le succès remporté par son opéra La Montagne noire (jalousie ?). En revanche, il est pétri d'admiration pour Erik Satie qui, quant à lui, a repris des études de contrepoint à la Schola Cantorum, et ne tarit pas d'éloges à son sujet, exprimant son enthousiasme pour l'iconoclaste d'Arcueil dans un des plus beaux traits de plume de l'ouvrage : « Je ne saurais penser à Satie sans évoquer l'image du libre félin. Sa musique en a la souplesse élégante, la sobriété des gestes, la précision du coup de patte en ses jeux malicieux, la sensibilité discrète que le vulgaire s'obstine à ne point deviner ; enfin et, surtout, l'instinctive, l'absolue indépendance » : une formulation qui ne saurait mieux résumer sa propre conception de l'artiste et du beau !
Révélateur de l'esprit d'une époque et véritable recueil de sources pour en appréhender la pensée esthétique et sociale, ce troisième volume des écrits de Koechlin n'en projette pas moins la vision profondément androcentrée et paternaliste du monde de la musique au tournant du XXème siècle !









