Falstaff à La Monnaie selon le tandem Pelly-Altinoglu : une farce sociale mordante
La Monnaie affiche en ouverture de saison le Falstaff verdien selon Laurent Pelly, déjà représenté, en coproduction à Madrid (avril 2019), Bordeaux ou Tokyo (2021), et jouant, au-delà de l'humour au premier degré, la carte de la satire sociale.

Ce Falstaff constitue le sixième opéra mis en scène in situ par Laurent Pelly. Falstaff, comme Don Pasquale, Don Quichotte ou le Tsar Dodone du Coq d'or, est lui aussi un antihéros en fin de parcours, rêvant d'amour et de désir, âpre au combat contre la Camarde, et arborant un furieux appétit de vie. Toutefois, le personnage du jour est bien plus attachant et nuancé : par sa rondeur même, il est un personnage-monde ! Mélange de veulerie cynique et de conscience sociale, il demeure profondément humain, même tourné en ridicule.
Là est le tour de force de Pelly : guetter les affres du personnage sans surligner la potentielle noirceur du génial livret de Boïto, mais en appréhendant la fracture sociétale patente au gré de la juxtaposition des divers tableaux scéniques. Pelly transpose l'idée maîtresse de son récent et très réussi Eugène Onéguine (La Monnaie, 2023), les superbes décors de Barbara de Limburg devenant les signifiants mêmes de l'action.
Sans rien trahir de l'esprit shakespearien de l'œuvre et des didascalies nombreuses du livret d'Arrigo Boïto, Pelly transpose avec bonheur l'opéra dans le contexte des Trente Glorieuses, célébrant par le truchement des Ford et des Page l'éclosion d'une « classe moyenne d'échelon supérieur », aux évidents signes extérieurs de richesse, dont les Joyeuses Commères, pommadées et trop bien coiffées – aux tenues vestimentaires, interchangeables, juste différenciées par leurs seules couleurs criardes – constituent l'archétype. De même Ford dans sa recherche du vrai faux « cocufieur » Falstaff sera secondé par une horde de figurants « jumeaux » cintrés à l'identique, d'un même pardessus anonyme, de la même improbable paire de lunettes d'écailles, de la même calvitie avancée, en parfaites incarnations de la paranoia et de la dépersonnalisation des Golden Sixties par le biais d'une chasse à l'homme aussi stupide que « bureaucratique »!
La maison des Ford et des Page est sise hors cadre réaliste, dans une figuration absurde : richesse du décorum (tapisseries, moquette, marqueteries…), assemblage d'escaliers ne menant nulle part, à la manière des dessins de Maurits Cornelis Escher. Au deuxième tableau du premier acte, ce décorum orchestre parfaitement les entrées successives des protagonistes : tels des hamsters prisonniers de leur propre geôle, ils semblent répéter des gestes désespérés comme pour rompre l'ennui lié à la stérile vacuité de leur condition.
Par opposition, l'auberge de la Jarretière, quartier général d'un Sir John Falstaff clochard obèse et ruiné, est tout d'abord un minuscule bar, étriqué et quelconque, petite tache colorée noyée dans la nuit, bien mis en valeur par les éclairages de Joël Adam. Mais à l'énoncé des prétentions amoureuses et vénales de Falstaff, les murs s'écartent et laissent place à un espace vaste, avec visions nocturnes sur la grande ville, domaine des nantis. Au premier tableau du deuxième acte, le bar atteint une dimension colossale et occupe toute la scène lors de la visite de Fontana alias Ford ! Eloquente métaphore, cette opposition alternée, au gré des quatre tableaux, entre ce pub aux dimensions variables et la demeure bourgeoise aux allures amidonnées, justifie la longueur des pauses salutaires nécessaires aux changements de plateaux.
Au lever du rideau du troisième acte, le pub désenchanté a retrouvé des dimensions minables, mais ce décor s'estompe par inclinaison des murs pour s'ouvrir sur une version moderne de la forêt de Windsor : une myriade nocturne de fenêtres éclairées et de leur cortège d'ombres « chinoises ». Pas besoin de costumes de sorcières ou d'elfes revanchards. Ce sont les bourgeois eux-mêmes qui s'enlaidissent, se salissent et s'encanaillent pour venir titiller le malheureux Falstaff. Mais le prisme du rêve et du cauchemar s'inverse par un resserrement du décor et un habile jeu de miroirs : c'est Ford qui est trahi et marie sa fille… à Fenton et non à Caïus ! Ici, Le véritable berné n'est clairement pas celui que l'on croyait!
La Fugue finale ‘Tutto nel mondo è burla' (Tout n'est que farce dans le monde) est d'une grande virtuosité visuelle avec les mouvements incessants de chacun des protagonistes depuis le fond de décor jusqu'à l'avant-scène, au gré de leurs entrées vocales successives. Bourgeois agités et chevalier déchu sont frères dans la même danse effrénée; ce n'est plus Falstaff seul qui a été trompé, mais c'est bien l'humanité tout entière qui est prise au piège de ses propres vanités.
Simon Keenlyside, jadis Ford d'envergure, assure une prise de rôle parfaite et en exacte connexion avec la mise en scène de Pelly. Sa noblesse vocale et son jeu d'acteur se veulent vindicatifs dans la fameuse tirade L'Onore? Ladri! du premier acte, mais la voix se fait mielleuse et veule, nimbée de vraie-fausse prétention, lors de son entrevue avec le sieur Fontana. Il souligne la dignité blessée et la mélancolie de l'antihéros, au lever de rideau du troisième acte, les pieds dans une improbable bassine, affublé d'un peignoir délavé du plus bel effet. Irrésistiblement comique au gré du final de l'acte II ou de la scène de la Forêt, Keenlyside peut aussi, par la noblesse de son art vocal, inspirer respect et pitié lors de son réel et ultime repentir.
Autre brillante prise de rôle, le Ford du Belge Lionel Lhote – qui, à l'inverse, a déjà été Falstaff ! – campe un Ford vocalement idéal, à l'aigu facile et clair, et aux graves de bronze. Son jeu scénique est idéal, en parfaite adéquation avec l'approche psychologique de Pelly : un grand bourgeois esclave de sa condition, grevé de ses certitudes et de ses clichés, nimbé d'un arrivisme qui frise la duperie permanente !
La distribution des quatre Commères, idéales incarnations du point de vue scénique, s'avère un rien plus inégale sur le strict plan vocal. Sally Matthews a le registre exact et le timbre piquant d'Alice Ford, malgré un vibrato parfois un rien envahissant. Par contre la mezzo-soprano Marvic Monreal est un peu trop neutre et placide en Meg Page, là où par un sens dramatique et par une totale adéquation drolatique au double jeu du personnage, Daniela Barcellona fait mouche en Mrs Quickly, un de ses rôles fétiches… Mais la palme revient sans doute à la Nannetta fraîche, fruitée, au timbre clair et légèrement acidulé de Benedetta Torre, qui assure une superbe prise de rôle et l'emporte justement à l'applaudimètre ! Pour lui donner la réplique en Fenton, amoureux transi, quasi éconduit et finalement récompensé par le destin, Bogdan Volkov – déjà fêté à la Monnaie en Lenski dans la production 2023 d'Onéguine – s'avère idéal par l'intelligence de ses phrasés, son sens de la projection, et sa vocalité presque insolente. Son court sonnet au troisième acte « Dal labbro il canto estasiato vola » demeure un moment béni de pur bel canto. Il convient de saluer, en exact rapport avec le rôle, le Bardolfo parfaitement cynique et fourbe de Mikedi Atxalandabas : incarnation vocale, timbre idéalement pointu et corsé. Patrick Bolleire endosse à nouveau, avec la même gouaille plébéienne doublée d'une assez splendide plénitude vocale au gré de ses courtes interventions, le costume de Pistoia, qu'il avait déjà brillamment défendu à Liège voici dix-huit mois. Seul peut-être John Graham-Hall, à la vocalité assez terne, déçoit quelque peu dans les brèves mais décisives répliques du Dottor Caïus.

Soulignons l'efficience mordante et la mise en place millimétrée des chœurs, en très grande forme, grâce au travail d'Emmanuel Trenque. Mais cette production ne pourrait être une totale réussite sans l'alchimie entre fosse et plateau : la direction musicale électrisante d'Alain Altinoglu, à la tête d'un Orchestre de La Monnaie en état de grâce, d'une vitalité irradiante, rend pleinement justice au flux musical de la partition. Le chef français sait aussi ménager de purs instants de poésie suspendue – les énigmatiques douze coups de minuit, le tout le début de la scène nocturne du dernier acte – et mène avec une transparence toute française et une précision horlogère jubilatoire la grande fugue finale. Partout il maintient une tension constante, burlesque ou tragi-comique, avec un sens du scherzo spumante, sans jamais laisser l'énergie retomber. L'orchestre peut ainsi devenir, lui aussi, un acteur à part entière de la comédie.
Réflexion mordante sur l'état de notre société, et des faux-semblants de nos humaines comédies quotidiennes douces-amères, cet excellent Falstaff constitue une plantureuse ouverture de saison opératique bruxelloise.









