Le Lac de Preljocaj miroite au Théâtre des Champs-Elysées
Cinq ans après sa création en pleine pandémie du COVID, Le Lac des cygnes d'Angelin Preljocaj a acquis de la densité et une maturité dans l'interprétation par le Ballet Preljocaj. Ce conte écologique est toujours une réussite grâce à l'inventivité des tableaux et la musique puissante de Tchaïkovski.
Angelin Preljocaj alterne régulièrement les adaptations de grands classiques du ballet, comme Blanche-Neige ou Roméo et Juliette, et les ballets plus abstraits qui lui servent de laboratoire d'expérimentation gestuelle, à l'instar du sublime Requiem(s) ou de Mythologies. Pour cette adaptation du célèbre conte Le Lac des cygnes, Angelin Preljocaj avait choisi il y a cinq ans de lui donner une résonance écologique. Il profite donc des scènes d'exposition, suivies de plusieurs divertissements, pour présenter et mettre en scène les principaux personnages : un roi magnat du pétrole, une reine avide d'honneurs et Siegfried, un fils héritier qui cherche encore sa place.
Le premier duo sophistiqué entre la mère et le fils donne le ton de cet univers brillant et affairiste que Preljocaj campe à traits incisifs. Côté danse, la cour – ou plutôt les jeunes et jolies employées de la multinationale – est évoquée à travers plusieurs unissons du corps de ballet, pour huit danseurs d'abord, puis pour quatre couples, enfin un trio des parents avec le fils, interprété de manière plus souple que le style Preljocaj habituel par Laurent Le Gall, danseur barbu en costume décontracté. On admire le bel équilibre des parties unissons avec des ports de bras à l'horizontale et des élans obliques, figurant comme des oiseaux, préfiguration des cygnes qui apparaîtront seulement au deuxième acte, avant l'unisson final de toute la troupe avec des gestuelles de bras de type morse pour un premier acte qui s'achève dans la célèbre scène de boîte de nuit en robes de cocktail de couleurs vives.
Après ce premier acte un peu superficiel, le ballet prend véritablement de l'ampleur avec le deuxième acte, qui se déroule sur le lac où les cygnes s'ébrouent dans une rigoureuse chorégraphie, basée sur des ports de bras audacieux inspirés de la nature. Les danseuses aux pieds nus qui forment ce corps de ballet font preuve d'une très grande qualité d'exécution, et avec leur courts tutus miroitants signés Igor Chapurin, s'organisent symétriquement ou en chœur, selon les tableaux de plus en plus saisissants. Les très belles vidéos ajoutent de la profondeur au propos de cette version contemporaine du Lac des cygnes, transposée dans un plaidoyer écologique dont les tenants sont exposés au premier acte. Le prince rencontrera enfin le cygne blanc dans un duo particulièrement sensible.
Le troisième acte, noir et brillant, nous ramène au palais pour un bal, de nouveau précédé de divertissements. Les tableaux d'Italie, où les danseurs sont appairés deux par deux, puis d'Espagne, où ils se dupliquent en deux groupes de quatre, témoignent d'une grande inventivité dans la chorégraphie. Menés par la reine, les ensembles sont spectaculaires, à commencer par le tutti, dansé sur des chaises noires pliantes, à base de port de bras et de jambes délicatement repliées qui font aussi penser aux cygnes.
Comme dans le conte, le prince se laisse berner par Rothbart, le méchant de l'histoire, et son vénéneux et aguichant cygne noir, Odile, qui ressemble comme deux gouttes d'eau au cygne blanc, Odile, les deux personnages étant dansés par Théa Martin. Le piège se referme sur un accord signé entre le magnat du pétrole et Rothbart, qui condamne le lac et son écosystème pour la construction d'un complexe pétrochimique.
Au quatrième acte, les cygnes qui se savent condamnés se lancent dans une dernière danse, véritable chant du cygne, et le prince arrive trop tard, juste à temps pour recueillir le dernier soupir de son cygne blanc. Les puissantes images de l'usine qui se reflète dans le lac et la musique de Tchaïkovski s'associent pour un effet spectaculaire, démultiplié par la composition symétrique des tableaux chorégraphiques. Deux par deux en miroir, les cygnes déploient leurs ailes bientôt empêchées et leurs jambes muettes dans un dernier et magnifique sursaut.
L'alternance de la partition originale de Tchaïkovski, y compris le célèbre pas de quatre, et de musiques plus contemporaines donne une tonalité efficace et actuelle à ce conte ancien auquel Angelin Preljocaj ajoute une dimension prophétique et écologique, en faisant de cette version du Lac des cygnes un nouveau classique.














