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La bombe atomique de John Adams à Karlsruhe

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Karlsruhe. Badisches Staatstheater. 07-III-2014. John Adams (né en 1947) : Doctor Atomic, opéra en 2 actes sur un livret de Peter Sellars. Mise en scène : Yuval Sharon. Décor : Dirk Becker. Costumes : Sarah Rolke. Lumière : Rico Gerstner. Vidéo : Benedikt Dichgans, Philipp Engelhardt, Andreas Grindler. Avec : Gabriel Urrutia Benet, J. Robert Oppenheimer ; Lucas Harbour, Edward Teller ; Steven Ebel, Robert Wilson ; Katharin Tier, Kitty Oppenheimer ; Dilara Bastar, Pasqualita ; Renatus Meszar, General Leslie Groves ; Jaco Venter, Frank Hubbard ; Klaus Schneider, Captain James Nolan ; Mattis van Rensen, Peter. Badischer Staatsopernchor (chef de choeur : Ulrich Wagner), Badische Staatskapelle, direction : Johannes Willig

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Mettant en parallèle Doctor Atomic, l'opéra de , dont il a écrit le livret, et Le Crépuscule des dieux, précise à juste titre: « Dans le cas de Wagner, la fin du monde était un mythe, une image. Pour nous, c'est une réalité que nous vivons à chaque instant. »

Doctor Atomic, avant-dernier opéra du très reconnu compositeur américain, a été créé en 2005 à San Francisco. Le voilà déjà qui fait halte à Karlsruhe dans une puissante production tant musicale que scénique. La quasi-totalité des opéras de prennent leur source dans l'actualité la plus brûlante du XXème siècle : la visite de Nixon en Chine, le détournement de l'Achille Lauro par les Palestiniens, le tremblement de terre de Northridge. Cette fois-ci l'effet de loupe que permet le genre lyrique concerne la fabrication de la bombe atomique.

Cette triste prouesse humaine et tous les questionnements existentiels y afférant, méritait bien un opéra. Qui s'avère ici être un quasi-oratorio. Un oratorio, c'est aussi l'impression qui se dégageait du tout récent Kepler de Philip Glass, l'autre compositeur d'opéras du moment, avec son héros déjà plongé, en pleine Guerre de 30 ans, dans une foultitude de questionnements astronomico-philosophiques. C'est l'impression qui se dégage également du livret que le grand humaniste qu'est (voir sa récente Passion selon Saint Jean à Berlin dans nos colonnes) a offert à . Ecrit à partir de sources originales « trouvées », de poèmes (Baudelaire, John Donne, Muriel Rukeyser), du Baghavad Gita,…il met en scène les sentiments qui ont agité le physicien américain Oppenheimer, le « père de la bombe atomique » à la veille du premier essai, en juillet 1945, à Trinity (ainsi baptisé par Oppenheimer lui-même, pourtant très croyant !) dans le désert du Nouveau Mexique, de « Little boy », surnom de la première bombe au plutonium (nom de code : Gadget » !!!). Sellars a également à coeur de réparer une injustice: grande place est faite aussi dans l'opéra aux sentiments des femmes qui, bien sûr, n'avaient pas le droit de pénétrer sur le site !

Deux actes : le premier est assez événementiel tandis que le second, quasiment consacré au monstrueux compte à rebours, se fige dans un immobilisme tout de sidération face à cette capacité qu'a l'homme, et qui le sépare du reste de la Nature, de détruire sa propre planète.

La partition de John Adams, passé 2 minutes de sons enregistrés, installe d'emblée la terreur nucléaire avec d'inexorables martèlements de timbales que l'on croirait calqués sur les premières mesures de Die Soldaten, autre opus glaçant. Ce terrifiant effet musical réapparaîtra en fin de parcours. L'impression qui se dégage de Doctor Atomic, c'est que c'est à la musique d'Adams, et à elle seule , souvent pulsante, qu'échoit la responsabilité de dynamiser un livret quasi immobile. Le compositeur fut à ses débuts un temps adoubé comme une manière de fils spirituel de Philip Glass. L'un et l'autre sont des maîtres dans l'art de parler au plus grand nombre, quelque soit la complexité ou la radicalité de leur langage respectif (voir l'engouement actuel pour Einstein on the beach ainsi que pour toutes les créations de John Adams). On mesure aujourd'hui, avec Doctor Atomic, combien Adams s'est peu à peu dissocié de cette filiation. Cet opéra nucléaire, véritable expression de l'angoisse, est la nouvelle preuve qu'Adams est à son meilleur au plan de l'orchestration : densité sonore, haute rythmicité, brillance des sons sont le lot de cette œuvre nécessaire. Mais, hormis le puissant aria d'Oppenheimer en fin d'acte I, hormis la puissance émotionnelle de l'écriture chorale, on est dorénavant loin de la séduction mélodique immédiate de Nixon in China ou de The Death of Klinghofer.

Glass/Wilson et Adams/Sellars sont les tandems américains les plus excitants du moment. De Doctor Atomic, on ne connaît que la mise en scène de Sellars. La nouvelle production de Karlsruhe, confiée au jeune metteur en scène américain Yuval Aron (un nom à retenir), offre un premier acte renversant de virtuosité. Le cadre en cinémascope de l'immense scène du Badisches Staatstheater est tendu d'un écran quadrillé sur lequel on peut lire, avec une police très années 50, le titre de l'opéra. Cet écran ne sera pas levé de tout ce premier acte. Au moyen d'habiles transparences, il servira à faire apparaître, par delà des images projetées, une infinité de lieux différents sur la hauteur du plateau et, surgissant par de magiques effets de glissières : bureau, laboratoire, intérieur de l'atome… Cette utilisation extrêmement inventive et très cinématographique de l'espace, qui fait des chanteurs des marionnettes placées loin des spectateurs, atteint des sommets dans la scène 2 entre Kitty et Oppie, les deux époux étant séparés, chacun dans deux décors différents : Kitty dans le salon à jardin, la chanteuse étant doublée par un figurante, et Oppie à cour dans une somptueuse bibliothèque. Avec cet acte de bout en bout spectaculaire, on en viendrait à oublier la vision originelle de Sellars.

HP2_B-Premiere_0703Hélas, pour notre plus grand regret, l'acte II, en même temps qu'il offre un contraste des mieux venus, inverse l'enthousiasme ressenti tout au long du I : l'écran a disparu, les chanteurs occupent cette fois tout le plateau, sont plus proches, mais, passée la spectaculaire première image d'une feuille de papier millimétré géante et posée de biais, sur la déclivité de laquelle vont évoluer tous les personnages, le plus grand statisme est cette fois de mise. Le décor est beau, signifiant. Mais ça ne suffit pas. Le metteur en scène tentera d'imprimer les rétines par de brusques changements d'éclairages un peu systématiques, des déplacements de choristes répétitifs, mais sans parvenir hélas à capter autant l'attention qu'à l'Acte I où il avait, il est vrai, beaucoup donné. Il n'est peut-être pas entièrement responsable de la monotonie qui s'installe alors. A sa décharge, il convient de signaler que la partition se met à aligner les monologues , le plus souvent lento. On en vient même à douter de l'œuvre. On se dit que, peut-être, livret et musique ont contaminé la scène par leur manque d'enjeu dramatique (interminable premier monologue « cassandrien » de Kitty que l'art de John Adams semble impuissant à dynamiser.) Et pourtant, il s'agit de l'attente de l'explosion de la première bombe atomique!

HP2_B-Premiere_0705Il reste à se concentrer sur l'excellence de la distribution rassemblée à Karlsruhe pour ce qui constitue tout de même un événement. Il convient de saluer en tout premier lieu l'exceptionnel engagement vocal de en Oppenheimer. Alternant dans ce rôle écrasant avec Armin Kolarczyk, le baryton espagnol apporte la beauté naturelle de sa voix , doublée de toute l'humanité nécessaire à la caractérisation d'un personnage aussi ambigu. Son monologue en fin d'Acte I, chanté tout près du public, sur la passerelle qui ceint l'orchestre, émeut en profondeur. Dans le rôle de Kitty Oppenheimer, Katharina Tier, dotée de grands moyens, nous a semblé excessivement dramatique. La belle voix de mezzo de la Pasqualita de Dilara Bastar n'appelle que des éloges, bien que gênée par un costume « folklorique » qui empêche d'entendre vraiment son rappel à l'ordre naturel qu'elle incarne. Il en est de même pour les essentiels et très solides Teller et Wilson de et Steven Ebel, pour le Général Groves de Renatus Meszar, ainsi que pour les rôles masculins plus secondaires.

Le chœur est puissant, précis, très engagé physiquement dans la partie imposante qu'Adams lui a écrite. La Badische Staatskapelle, placée sous la direction de expose avec subtilité et la puissance requise tous les enjeux de cet opéra immobile.

Malgré quelques réserves, dues probablement à une partition de pure terreur contemporaine, qu'il faut peut-être encore apprivoiser, qu'on a bien sûr envie de défendre, qui nécessiterait peut-être quelques coupures mais qui, en l'état, ne nous semble pas la plus inspirée de son auteur, l'on ressort ébranlé du Badisches Staatstheater de Karlsruhe. On tient vraiment à saluer son audace d'avoir voulu ajouter une pierre à l'édifice que l'Opéra allemand a intitulé « Opéras politiques», à programmer Doctor Atomic après Wallenberg d'Erkki-Sven-Tüür et Die Passagierin de Mieslaw Weinberg dans une époque parfois en déficit de réflexion, voire de mémoire, et qui a grand besoin de telles œuvres.

Oppenheimer en plein doute (on le serait à moins) profère son ultime phrase : « Seigneur, que ces affaires sont éprouvantes pour le cœur ! » Mais les derniers mots que Sellars tient à nous faire garder en mémoire sont plus terribles encore. Ils font partie des sources « trouvées » par le librettiste. C'est une plainte d'outre-tombe, celle d'une inconnue en voix off sur le glas final, au terme du terrible essai: « Donnez-nous de l'eau s'il vous plaît…les enfants veulent de l'eau… » Hiroshima, moins d'un mois après…

Crédit photographique : © Badisches Staatstheater

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