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Barbarie, quand le Quatuor Béla se fait transgressif

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Strasbourg. Festival Musica . 2-X-2019.
Barbarie : Albert Marcœur (né en 1947) : Léopold et les automates, danse pour instruments acoustiques et mécaniques divers (CM) ; Colon Nancarrow (1912-1997) : Étude pour piano mécanique n°21 « CanonX » et n°3a « Boogie », Toccata pour piano mécanique et violon ; George Antheil (1900-1953) : Adagio de la première sonate pour violon et piano ; Noriko Baba (née en 1972) : Nié pour quatuor à cordes, piano et dispositif électronique (CM) ; Peter Szendy (né en 1966) : extrait de Membres fantômes ; György Ligeti (1923-2006) : Arc-en-ciel, étude pour piano ; Raphaël Cendo (né en 1975) : Berlin Toccata pour piano, instruments de musique mécanique et électronique live (CM) ; Marco Stroppa (né en 1959) : Quintetto Barbaro pour piano et quatuor à cordes (CM) ; Frédéric Aurier (né en 1976) : Barbarie et Coda pour nyckelharpa, vielle à roue, strohviol, orgue de barbarie, clavier, violon et violoncelle (CM). Quatuor Bela : Frédéric Aurier, violon et nyckelharpa, Julien Dieudegard, violon et strohviol ; Julian Boutin, alto et vielle à roue ; Luc Dedreuil, violoncelle. Piano et synthétiseur, Wilhem Latchoumia ; scénographie et lumière, Hervé Frichet et Pierre-Yves Boutrand ; RIM et ingénieur du son, Max Bruckert

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Dans Barbarie, le nouveau spectacle du donné en création sur la scène de Musica, les interprètes transgressent les limites du quatuor à cordes en invitant sur scène un pianiste, , et quelques « automatophones » lestes et bruyants, qui participent du spectacle. Les Béla ont demandé à cinq compositeurs d'aujourd'hui d'écrire pour ce dispositif, atypique pour le moins.

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Un orgue de foire géant (l'Orchestrion Décap de Jean-Jacques Kowalski aux sonorités bien tempérées), nanti de registres de percussions à lamelles et à peaux et d'un système lumineux du plus bel effet, trône en fond scène, entouré de spots fichés dans des caissons de bois. À cour, un piano mécanique jouxte un superbe phonographe des années vingt, avec son pavillon en tôle décorée et sa manivelle. Trois autres instruments d'époque, vielle à roue, nyckelharpa et strohviol (photo ci-dessous), présentés à jardin, attendront la fin du concert pour sonner sous les doigts des musiciens.

L'idée, celle de l'altiste du quatuor , qu'il a mûrie, dit-il, pendant quatre ans, est de questionner notre rapport à la machine, « infernale, indomptable et essentielle », en retraçant, au fil de la soirée, une sorte d'histoire de la mécanisation, de l'ancien système pneumatique aux ressorts high tech des outils d'aujourd'hui. L'épopée musicale se déroule en quatre temps, rythmée par le défilement des rouleaux du piano mécanique que viennent périodiquement changer les interprètes.

C'est un rituel étrange, convoquant la voix live des musiciens, qu'a concocté Albert Marcœur, ce compositeur-chanteur avec qui les Béla ont déjà collaboré en 2014, et qu'on surnomme parfois le « Zappa français ». Donné en création mondiale, Léopold et les automates, danses pour instruments acoustiques et mécaniques divers est un mixe aussi savant que festif entre l'orgue de foire (ici relié à un système midi et piloté par l'ordinateur) et le jeu des cordes et du piano. Dans un patchwork faisant appel aux techniques du collage et du bouclage, Marcœur revisite et « rafraîchit » les vieux airs de la « dance », sur un rythme un rien survolté qui galvanise le geste de nos cinq interprètes. Fulgurante est aussi l'Étude n°21, Canon X de l'Américain Colon Nancarrow, laissant agir le piano pneumatique à rouleaux, le seul, dans les années 1940, à pouvoir exécuter sans faillir un tel « canon de proportion » qu'aimait élaborer le musicien expérimental. Le délicieux adagio de la première sonate pour violon de lui donne la réplique, aussi sage qu'ironique sous l'archet brillant de accompagné par .

« Membres fantômes », le titre de la deuxième partie, s'inspire de l'essai éponyme de (Membres fantômes des corps musiciens) dont le violoncelliste Luc Dedreuil lit quelques passages. La deuxième création mondiale, celle de la compositrice japonaise , mobilise le quatuor à cordes, le piano, l'électronique et le phonographe. Nié, nous dit-elle, signifie en japonais «saturé», une qualité de matériau dont elle est friande. Ce sont les craquements et autres bruits parasites de l'aiguille sur le disque 78 tours qui débutent la pièce. L'ingénierie méticuleuse du matériau et l'articulation virtuose des objets sonores modelés par l'électronique et le jeu instrumental séduisent. Au sein d'une écriture aux allures plutôt mécaniques, un bouquet de citations furtives, attachées au répertoire des cordes et du piano (Debussy, Ravel, mais aussi Schubert, Schumann, etc.), s'immisce comme un flux de mémoire, entre humour et nostalgie. C'est et son archet électrisé qui affrontent la machine et son inhumaine célérité dans la Toccata pour piano mécanique et violon de Nancarow, où le compositeur éprouve les capacités limites de l'interprète. Arc-en-ciel, l'étude pour piano de Ligeti (1985) qui succède sans transition sonne avec d'autant plus de poésie et d'émotion, sous le toucher sensible de .

De Nancarrow toujours, un Boogie-woogie très excessif, joué par le piano pneumatique, introduit la troisième partie de ce scénario : « Ce soir je serai la plus belle pour aller danser ». Excessif également est le geste compositionnel dans Berlin Toccata de , une pièce conçue pour piano, instruments de musique mécanique et électronique live. Louvoyant entre piano et synthétiseur, Wilhem Latchoumia très sollicité a mis ses mitaines protectrices en vue des glissages intempestives et autres clusters énergétiques : musique de l'urgence aux signaux inquiétants, Berlin Toccata fait éclater l'espace de jeu, entretenant la fulgurance d'une matière toujours incandescente, qui réclame l'engagement sans limite des cinq interprètes. Elle n'en ménage pas moins des plages suspensives très hypnotiques, les sonorités de l'orgue aidant, creusant un espace aussi profond qu'onirique. La performance du pianiste dans la cadence finale relayée par l'électronique est une page d'anthologie de notre saturationniste. On est toujours ébloui par les propositions sonores de qui poursuit dans Quintetto Barbaro, ses recherches de modélisation de l'espace. Ce sont les capacités résonnantes du piano amplifié qui sont ici mises à l'œuvre, nappes sombres et enveloppantes sur lesquelles s'inscrit le jeu fragile et filtré des cordes en harmoniques, dans un travail de tissage et d'hybridation des matières qui semble encore en devenir.

71822249_2438942906182601_1989637827435954176_oOn connait l'attachement indéfectible du violoniste et compositeur à la musique improvisée, aux traditions populaires et aux légendes qu'elles véhiculent. On se souvient de ses Mabinogion, en collaboration avec Arthur Lestrange donnés à la Marbrerie en 2016. Dans Barbarie et Coda, la cinquième commande et création qui clôture la soirée, il a mis dans les mains de une vielle à roue, dans celle de un Strohviol suédois (un violon avec un pavillon et une caisse de résonance métalliques). Il joue lui même du nyckelharpa (sorte de cithare à archet) dans cette nouvelle pièce où toutes les sources sonores sont convoquées. On y retrouve le contexte festif d'un Marcœur et la participation des voix des cinq musiciens, avec la distance qu'entretient toujours la musique d'Aurier. L'orchestration y est inventive autant que risquée, telle cette « volée de cloches » sur le bourdon de la vielle à roue, particulièrement ingénieuse : une manière de célébrer, dans un contexte pacifié entre machines et musiciens, la réunion des musiques savante et populaire, écrite et improvisée.

Crédit photos : ;

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