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Philippe Cassard, à la recherche de « son » Schubert

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Avec son dernier album paru chez La Dolce Volta,  continue son long voyage schubertien amorcé dans les années 1980 et évoqué dans nos colonnes notamment à travers le disque Ambroisie et le disque Accord (Clef du mois ResMusica). À l'occasion de cette nouvelle parution, nous avons parlé avec l'artiste de sa vision de l'œuvre du compositeur autrichien.

Philippe-cassard
ResMusica : Sur votre nouveau disque, vous associez les Sonates D. 845 et D. 850 de et trois Valses. D'où vient ce choix de programme ?

 : Les Valses ne sont qu'une respiration, un sas de décompression entre deux mondes antagonistes. J'ai toujours été étonné qu'aucun pianiste, à ma connaissance, n'ait réuni de lui-même ces deux Sonates qui ont été composées en 1825 à quelques semaines d'intervalle. Si le couplage existe, il a été établi par les éditeurs (un CD de , par exemple). Si j'osais une comparaison de saison, je dirais que la Sonate en la mineur D. 845 est l'œuvre du confinement, de la ville (Vienne) et des tourments qu'elle inflige à Schubert. Une œuvre inquiète, ombrageuse, à l'ambiance parfois mortifère, au finale haletant. Un lied extraordinaire, Nostalgie du fossoyeur D. 842, utilise les mêmes motifs psalmodiques en unisson, de ressassement, que ceux qui parcourent le premier mouvement de la Sonate. À l'inverse, la Sonate en ré majeur D. 850 est l'œuvre de la liberté, du mouvement, de l'espace et de la nature : elle est le journal de bord de l'été 1825 que Schubert passa dans la Salzkammergut avec son ami le chanteur Vogl. Tout y est figuré et sublimé : le yodel, les mandolines, les danses et chants paysans, mais aussi la marche à pied du Wanderer à travers les vastes paysages de cette région septentrionale de l'Autriche, entre lacs, alpages, montagnes imposantes et vallées profondes. Et, par-dessus tout, une joie éclatante, inextinguible, juvénile qui est unique à ce degré d'incandescence dans l'œuvre de Schubert. Là-aussi d'ailleurs, il faut faire référence à un lied tonitruant, Auf der Bruck D. 853, écrit au même moment, qui est une invitation au voyage.

RM : Quelle est votre approche interprétative dans votre voyage à travers ces pages ? A-t-elle évolué ces dernières années et évolue-t-elle encore ?

PC : Déjà, être au plus près du texte écrit par Schubert. J'ai consulté plusieurs éditions, en remontant jusqu'à la première ainsi qu'aux manuscrits disponibles. J'ai été frappé par le fait que les indications de tempo de Schubert, souvent très rapides, ont peu à peu été édulcorées voire changées par des éditions du XXe siècle. Il m'a fallu être très attentif à la variété et au nombre inimaginable d'accents, de dynamiques (de triple piano à triple forte), à l'apparition de mots tels que « a capriccio », aux tenues de pédale indiquées par Schubert pour créer une couleur particulière, à la profusion du mot « dimin. » qui demande à l'interprète de détendre le tempo. Ce sont ces indications, et les relations, les proportions que vous établissez entre elles, qui doivent pénétrer votre imaginaire, vous nourrir, et reconstituer, au fur et à mesure du travail, le monde caractéristique de chacune de ces deux Sonates. Je n'ai pas hésité à pousser le piano qui a servi pour l'enregistrement (un somptueux Steinway d'une vingtaine d'années) dans ses retranchements, car l'écriture de Schubert appelle l'orchestre, par sa puissance, son ambitus, les timbres auxquels elle fait référence : cors, timbales, section des vents, pizzicati etc. C'est tout à fait nouveau dans sa musique pour piano seul. Et je n'ai pas voulu faire du « beau son » pour le beau son : dans la Sonate en la mineur, il y a des cris, des hurlements, des tempêtes, le vent de la mort qui souffle et siffle. L'interprète doit rendre compte de cela. Le chant, le lyrisme éperdu et narratif de cette musique n'en seront que davantage mis en valeur. J'espère que, depuis mon enregistrement en 1989 de la Sonate en ut mineur D. 958, la fréquentation ininterrompue d'une telle musique m'a permis de gagner en variété de couleurs, de toucher, en amplitude dynamique, en clarté des idées, en sûreté dans la manière de conduire ces vastes mouvements schubertiens.

RM : Vous associez l'activité de musicien et, parallèlement, celle de producteur de radio. Est-ce facile de combiner ces deux professions ? Est-ce que le fait d'être producteur de radio vous aide ou bien, au contraire, peut vous gêner en tant qu'interprète ?

PC : Les émissions que je présente sur France Musique depuis quinze ans ont été une nourriture essentielle pour mon travail d'interprète. Notes du traducteur (2005-2015) m'a conduit à examiner les partitions avec encore plus de soin et d'attention. Il fallait donner à l'auditeur une idée aussi claire que possible de la manière dont un musicien élabore son interprétation, au fil des mois et des années. Cela m'a obligé à résoudre des contradictions, à clarifier des points de vue qui restaient confus. En outre, l'écoute, et souvent la découverte d'autres œuvres en relation avec celle analysée pour l'émission ont élargi mes horizons, et m'ont conduit à replacer les partitions dans leur contexte historique, stylistique, sonore, intellectuel. Il est évident que la connaissance intime des lieder, de la musique de chambre, symphonique et pour piano à quatre mains de Schubert, mais aussi de sa prodigieuse musique chorale dont j'ignorais à peu près tout avant 2005, m'a permis, je crois pouvoir le dire maintenant, d'en faire un compagnon de route et de conversation dont je percevrais chaque état émotionnel.

Quant à Portraits de famille (depuis septembre 2015), l'écoute des pianistes de toutes les générations depuis les débuts de l'enregistrement électrique est, là aussi, très précieuse et stimulante : dans Schubert, , , , Lili Kraus, , , , ou ne peuvent qu'être de merveilleuses sources d'inspiration ! Chacun s'est approprié « son » Schubert, et l'a restitué avec poésie et fougue, humanité et élan, charme et tendresse. Et pourtant, aucun(e) ne ressemble à l'autre. Pour nous, interprètes d'aujourd'hui, le défi est de ne surtout pas chercher à imiter ou copier nos aînés illustres, mais à trouver « notre » Schubert, en nous débarrassant de tout narcissisme, de manière à recevoir son message au creux de notre oreille et de notre âme.

RM : est mort jeune, il n'avait même pas trente-deux ans, mais il a beaucoup composé. Pour son œuvre pour piano, comment percevez-vous l'évolution de son style, notamment par rapport aux autres genres qu'il pratiquait ? Où situeriez-vous les partitions que vous abordez sur votre nouveau disque ?

PC : Déjà amorcé avec la Sonate « Reliquie » D. 840, le tournant « symphonique » du piano schubertien va prendre un éclat particulier dans les deux Sonates que j'ai enregistrées. Les double-octaves fortissimo du premier mouvement de la Sonate en la mineur, les vingt-deux accords colossaux fortissimo et triple forte dans le Con moto de la Sonate en ré majeur, qui figurent l'apparition de la « silhouette fabuleuse de l'Untersberg » (Schubert), sont deux exemples parmi beaucoup d'autres. Nul doute que le Beethoven de la Symphonie n° 9, de la Missa Solemnis (créées à Vienne en 1824), des dernières Sonates pour piano, a influencé Schubert dans son rapport à l'instrument. Et il en sera de même pour ses œuvres pour piano à quatre mains : à partir des Variations D. 813 de 1824, ce ne sont plus des morceaux charmants et plein d'esprit, mais de vastes compositions où le pianoforte de l'époque est sollicité de la note la plus grave à la note la plus aiguë.

RM : Prévoyez-vous de continuer votre voyage à travers l'œuvre pour piano de  ? Si oui, quelle sera la prochaine étape ?

PC : J'aimerais beaucoup enregistrer les deux Trios avec mes amis et , cela se fera probablement dans les prochaines années. D'autres Sonates me tentent : les deux « petites » en la mineur (D. 537 et D. 784), celle, si belle, en mi mineur et en deux mouvements D. 566 inspirée de la Sonate op. 90 de Beethoven. Et un autre album avec qui contiendrait le Grand Duo, les Variations D. 813, le Divertissement sur des motifs originaux français

Crédits photographiques : © philippecassard.com

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