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Des sons qui voyagent avec In situ de Philippe Manoury

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Paris. Salle des concerts – Cité de la musique. 20-X-2022. Matthias Pintscher (né en 1971) : skull pour trois trompettes ; Charles Ives (1874-1954) : Orchestral Set n°2, pour orchestre ; Emmanuel Nunes (1941-2012) : La Main noire, pour trois altos ; Philippe Manoury (né en 1952) : In situ, pour groupe de solistes, orchestre à cordes et huit groupes d’orchestre spatialisés. Lucas Lipari-Mayer, Clément Saunier, Siméon Vinour-Motta, trompettes ; John Stulz, Camille Coello, Éva Garnet, altos ; Orchestre du Conservatoire de Paris ; Ensemble Intercontemporain ; Peter Rundel, direction

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L'Orchestre du Conservatoire de Paris vient grossir les rangs de l', tous sous la direction de , pour la première parisienne d'In situ de , une pièce où le compositeur repense la configuration de l'orchestre en fonction des lieux investis.

L'espace est au cœur de la thématique du concert ; modelé dès le début de la soirée par trois trompettes (Clément Saunier, Lucas Lipari-Meyer et le jeune Siméon Vinour-Motta) dans skull (crâne) de . Le titre renvoie aux toiles éponymes du New-yorkais Jean-Michel Basquiat (Untitled skull I et II) à qui le compositeur veut rendre hommage. L'aspect claironnant de cette courte pièce et le modelage du timbre, déformé et filtré par les sourdines des trois instruments, entrent en résonance avec les couleurs crues et l'ironie grinçante d'une peinture utilisée comme arme politique.

Un même intérêt pour l'espace et les questions politiques et humanitaires transparaît dans la musique de l'Américain et notamment dans Orchestral Set n°2 (1915-1919). Il s'agit d'un recueil de trois pièces autonomes constitué par le compositeur et révisé en 1925. L'œuvre attendra quarante ans pour être mise sur les pupitres de l'orchestre ! Une chanson de Stephen Foster, Old Black Joe (XIXᵉ siècle) que lui a transmise son père est passée au crible de la mémoire (ralentie, floutée, déformée) dans An Elegy to Our Forefathers, première pièce rehaussée de percussions scintillantes. Les souvenirs se superposent comme le matériau (valse, fanfare et ragtime) dans un deuxième mouvement plus jubilatoire (emmené par le piano de Hideki Nagano) et une pâte sonore hétérogène comme Ives aimait en élaborer. Les musiciens chantent un gospel au début de From Hanover Square North, at the End of a Tragic Day, the Voice of the People Again Arose, dont le titre nous raconte presque toute l'histoire… Celle du paquebot britannique Lusitania coulé par un sous-marin allemand. Un petit ensemble (cor et cordes) joue dans les coulisses, démultipliant les espaces et entretenant la superposition des strates sonores. Peter Rudel communique avec beaucoup d'élégance et de finesse l'étrangeté et la nostalgie visionnaire qui habitent cette musique trop rarement programmée.

Donnant la réplique aux trois trompettes de skull, trois altos débutent la seconde partie de la soirée, ceux de La Main noire d'Emmanuel Nunes. La pièce se rattache à l'opéra Das Märchen (inspiré du conte symbolique de Goethe Le serpent vert) et plus précisément au personnage de Die Alte (La Vieille) qui, trempant sa main dans le fleuve, la voit ressortir totalement noire. Les sonorités des trois altos (John Stulz et les étudiantes Camille Coello et Éva Garnet) évoluent dans le registre vocal de la contralto et semblent être modelées sur les inflexions de la parole, voire l'articulation d'un texte imaginaire. On est captivé par cette écriture tout à la fois fluide, ciselée et sensuelle, qui trace son chemin de manière implacable sous les archets aguerris de nos trois solistes.

L'orchestre comme espace infini

La Grande Salle Pierre Boulez s'étant avérée inadéquate pour le projet, c'est dans l'espace plus réduit de la Salle des concerts, préparée en amont, que s'installent les 80 musiciens d‘In situ de , une œuvre qui, selon le lieu envisagé, exige réglages et aménagement « sur place » de la configuration du dispositif et des équilibres sonores : sur le plateau, des solistes (piano, tuba, alto, clarinette, trompette, percussion…) et un orchestre à cordes ; au fond de la salle, séparés du public par des écrans acoustiques en plexiglas, cuivres et percussions ; sur les étages, huit groupes instrumentaux homogènes (cordes et bois) qui se font face. Les Solistes de l'Intercontemporain se sont répartis dans chacun des groupes de manière à soutenir leurs jeunes collègues et l'image du chef s'affiche sur l'écran qui surplombe le plateau, visible ainsi par tous les musiciens.

En seconde position dans sa Trilogie Köln, In situ (2013) n'en devance pas moins Ring (2016) – entendue en juin dernier dans le cadre de Manifeste. Un même désir anime le compositeur dans ces deux partitions, celui de faire entendre autrement l'orchestre – cet « univers de création sonore infini », comme il aime le définir -, en modelant un espace original qui brise la hiérarchie traditionnelle des familles instrumentales et propose d'autres situations d'écoute que celle, unique et frontale, des concerts traditionnels : « Les lieux d'où proviennent les sons sont aussi importants que les sons eux-mêmes », déclare Manoury qui, dans ses esquisses, a parfois réglé les trajectoires avant de se soucier du matériau.

La partition n'a pas été écrite de manière linéaire mais par formants/moments de durées inégales que le compositeur a ordonnés à sa convenance et dont on perçoit clairement les articulations ; avec cette impression de renouvellement constant du timbre, des figures, des combinaisons sonores et des énergies : déferlantes des cordes ou crépitements des peaux sur la stridence des bois aigus, colonnes de sons en tutti vrillant l'espace, nappes de bruit blanc venant du fond de la salle sans qu'on en connaisse la source, clameurs entretenues par les cuivres vindicatifs, solos vertigineux (celui du tuba ne s'oublie pas !) et phénomènes d'échos par filtrages rapides du spectre. Ce sont quelques états sonores des plus saillants au sein d'une trajectoire riche, audacieuse et visionnaire qui nous tient captifs durant plus d'une demi-heure. À son terme, le tissu polyphonique se déchire, laissant les cordes en harmoniques et les crotales atteindre des sphères lumineuses auxquelles s'oppose, dans le grave, une matière rugueuse et bruitée que l'on croirait issue d'une source électronique.

L'oreille infaillible de et son geste rayonnant font merveille, quand l'engagement des jeunes musiciens galvanisés par leurs aînés ajoute à cette performance intensément jouissive.

Crédit photographique : ©

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