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À Liège, de somptueuses Béatitudes pour célébrer l’année César Franck

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Liège. Salle philharmonique. 10-XII-2022. César Franck (1822-1890) : Les Béatitudes, oratorio en un prologue et huit scènes sur un poème de Madame Colomb, inspiré des Évangiles selon Saint-Luc et Saint-Matthieu. Avec : Anne-Catherine Gillet, soprano, Héloïse Mas, mezzo-soprano, Ève-Maud Hubeaux, contralto, Artavazd Sargsyan, ténor, John Irvin, ténor, David Bižić, baryton, Patrick Bolleire, basse, Yorck Felix Speer, basse. Chœur National Hongrois, préparé par Csaba Somos. Orchestre Philharmonique Royal de Liège, direction : Gergely Madaras

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Pour célébrer le bicentenaire , l' proposait lors de la journée anniversaire l'oratorio Les Béatitudes sous la baguette de son chef .

Mettre en musique une paraphrase du Récit sur la Montagne relevait pour d'un projet grandiose. On a beaucoup vilipendé le livret de Madame Colomb, alias Joséphine Blanche Bouchet – à vrai dire ni pire ni meilleur que bien des textes pieux de l'époque : il s'agit, par le biais d'un prologue et d'amplifications poétiques ou dramatiques, de mises en situation des huit Béatitudes rapportées par l'Évangile selon Saint-Luc ou Saint-Matthieu : la Parole du Christ y figure à chaque fois comme moralisatrice, consolatrice ou porteuse d'espérance, en ponctuation à de vastes tableaux tantôt matériels, tantôt davantage allégoriques ou symboliques : les deux derniers volets opposent la figure du Sauveur triomphant à Satan en personne -avec un manichéisme bien plus daté.

Franck rédige par à-coups la partition – près de deux heures de musique – durant une entière décennie (1869-1879) et interrompt même son travail pour la rédaction de Rédemption (1873-75) ; il découvre à l'époque les sortilèges de l'art wagnérien (dont il retient le chromatisme et l'art du leitmotiv, revu et corrigé selon une conception cyclique, et creuse en profondeur son esthétique compositionnelle, notamment par une hardiesse harmonique inédite, fruit de ses expérimentations à sa tribune du Cavaillé–Coll de Sainte-Clotilde. Si bien que par l'étalement de leur période de rédaction, Les Béatitudes constituent une œuvre de « crise » à envisager comme une profonde mutation personnelle, en une époque politique très trouble, à la fois véritable laboratoire expressif établissant de nouveaux socles compositionnels et credo personnel esthétique et moral, ouvrant la période de haute maturité du Pater Seraphicus. L'œuvre ne connaîtra, du vivant de l'auteur, que des exécutions partielles et qu'une seule audition intégrale privée, accompagnée d'ailleurs au seul piano : la création publique intégrale fut posthume, laissant la critique très partagée devant la monumentalité de la chose mais trouvant aussi, au fil des reprises, par exemple en Claude Debussy, de fervents défenseurs.


Liège, ville natale du compositeur a toujours eu à cœur de défendre et de représenter l'œuvre, notamment lors des temps obscurs de l'Occupation sous le joug nazi. Mais les Béatitudes n'avaient plus connu d'exécution en la Salle Philharmonique depuis 1990, année du centenaire de la mort du compositeur, sous la direction d'ailleurs assez placide de Pierre Bartholomée : elle bénéficiait entre autres de concours prestigieux de José Van Dam en figure christique.

Pour ceux qui, comme nous, avons pu assister à plus de trente ans de distance à ces deux « performances », le contraste est ce soir saisissant : car au terme d'une année franckiste bien remplie et fertile en (re)découvertes, et ses troupes, déjà sensationnels lors de la réhabilitation de l'opéra oublié Hulda en mai dernier, renouvellent sensiblement notre écoute de l'oratorio, loin de toute conception sulpicienne, par une approche vivante et fruitée, très détaillée, tour à tour finement articulée ou dramatiquement contrastée, tantôt théâtrale, tantôt intensément recueillie. Le chef hongrois prend la partition à bras le corps, en exalte le dramatisme quasi opératique (Bienheureux les pauvres d'esprit), et évite l'emphase pathétique au fil de la périlleuse et longue troisième béatitude, ainsi que tout gargarisme triomphaliste lors de la conclusion de l'ouvrage, ici grandiose sans être écrasante. Il sait aussi magnifier les pages plus intimes (Bienheureux ceux qui sont doux) avec une tendresse sans cesse renouvelée et une suavité enchanteresse. Il est splendidement suivi par un des grands soirs, aussi impliqué qu'attentif, aux soyeux et cohérents pupitres de cordes, à la petite harmonie piquante et colorée et aux cuivres aussi nuancés que rutilants.


La distribution vocale soliste, malgré deux changements de dernière minute, affiche une belle homogénéité. , à la voix lustrale et sublime, témoigne d'un engagement de tous les instants au fil de ses diverses incarnations : angélique voix céleste ou pacifique, elle est réellement émouvante en épouse éplorée (troisième béatitude) ou divinement consolatrice en ange du Pardon (cinquième béatitude). La mezzo-soprano , au splendide timbre, malgré un vibrato un rien insistant, outre deux interventions plus ponctuelles, est saisissante de piété contrite et de vérité dramatique en Mater Dolorosa face aux assauts de Satan, lors l'ultime scène. Ève-Maud Hubeau, contralto tout aussi saisissante d'implication véridique confirme, par la justesse de son interprétation, toute la qualité de ses interventions au fil du récent enregistrement in loco de Rédemption, sous la direction d'Hervé Niquet. Le ténor , d'une exquise qualité timbrique et à la parfaite prononciation française, incarne, en dehors de quelques autres menues interventions, avant tout ce « demi-évangéliste » convoqué lors du prologue et de la cinquième béatitude, avec un sens tantôt épique, tantôt plus pittoresque, du récit. L'autre ténor convoqué, , de son timbre un soupçon plus corsé, caractérise à merveille ses interventions multiples et très diversifiées. L'excellent baryton-basse , au timbre mordoré et homogène, force de même l'admiration par l'individuation de ses « rôles », guidé par un art consommé du legato et de la juste expression : il incarne – avec le même bonheur – voix paradisiaque immatérielle, pharisien hypocrite, Ange de la Mort ou, en gonflant légèrement les effets de voix, Satan lui-même ! Si la basse allemande , au français plus approximatif, nous a semblé un rien plus prosaïque et caricatural, , tout au contraire, donne, avec toute l'autorité requise une dimension (sur)humaine, aussi magnanime que bienfaisante à son incarnation du Christ, même au fil de ses interventions les plus laconiques.

Il convient de saluer comme il se doit la prestation aussi ductile qu'impeccable du exemplairement préparé par Casba Somos. Si la production de ce soir a renoncé aux manécanteries pour l'incarnation des armées célestes ou angéliques, l'on peut dès lors compter sur la sélection d'un petit effectif des meilleurs pupitres pour souligner les oppositions de caractères entre les masses antagonistes suggérées par le livret. D'autre part, malgré l'effectif imposant de l'ensemble au complet, c'est le sentiment d'aération du discours dans une expressivité renouvelée qui domine, très éloignée de tout systématisme univoque, péremptoire ou marmoréen tétanisant bien des interprétations. Le texte, aussi daté soit-il à certains yeux, est ainsi mis subtilement en place au service entier de la rhétorique musicale.

Cette interprétation, par moment suffocante de beauté séraphique ou irradiante, servira, moyennant quelques inévitables retouches, de base à une publication phonographique, courant 2023 chez Fuga Libera, d'autant mieux venue que l'ouvrage n'a plus bénéficié d'édition discographique depuis les versions déjà anciennes et d'une tout autre esthétique, signées par Armin Jordan ou Helmut Rilling.

Crédits photographiques : © Dominique Houcmant Goldo

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