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À Gand, Ernani amputé et éloigné du champ de « bataille » hugolien

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Gand. Opera Ballet Vlaanderen. 14-I-2023. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Ernani, opéra en quatre actes sur un livret de Francesco Maria Piave, d’après la pièce Hernani ou l’honneur castillan de Victor Hugo. Version abrégée et complétée par un poème de Peter Verhelst. Mise en scène : Barbora Horáková Joly ; Scénographie et costumes : Eva-Maria Van Acker ; Vidéos : Tabea Rothfuchs , Lumières : Stefan Bolliger ; Dramaturgie : Koen Bollen. Avec ; Johan Leysen, récitant ; Vincenzo Costanzo : Ernani ; Ernesto Petti : Don Carlos ; Don Ruy De Silva : Andreas Bauer Kanabas ; Elvira : Leah Gordon ; Christine Sollie : danse. Chœurs (préparés par Jef Smits) et Orchestre de l’Opera Ballet Vlaanderen, direction : Julia Jones

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On attendait beaucoup de cette nouvelle production d'Ernani, un des opéras de jeunesse majeurs de , à l'Opera Ballet Vlaanderen. Las !

L'on sait à quel point le tout jeune Verdi, fort du succès milanais de Nabucco, peaufina le contrat qui le liait pour cet ouvrage à la Fenice de Venise : il y imposa le choix du librettiste (Francesco Maria Piave, pour une première collaboration), la livraison et une relecture dans le détail du travail de ce dernier avant la moindre esquisse de la partition, et les modalités de rédaction, de répétition et de représentation de l'œuvre. Comme le mentionne la remarquable étude jointe au livret signée Annelies Andries (malheureusement disponible uniquement en néerlandais), plutôt qu'une découpe habituelle en numéros, les quatre actes obéissent ainsi à une clé de répartition et à un enchaînement millimétré des solos, duos ensembles et chœurs, bandant les ressorts de l'action jusqu'à son paroxysme d'intensité par de savants crescendi tant théâtraux que musicaux. Il est donc étonnant de voir la metteuse en scène , ancienne assistante du controversé Calixto Bieito, déclarer : « …la structure de cette œuvre des débuts est encore très fragmentée et inutilement complexe. La profondeur qu'apporte la musique ne se retrouve pas toujours dans le livret… Nous avons éliminé à cette fin la confusion de récits parallèles et de personnages secondaires » Bref, à l'opéra flamand, on a décidé, on expurge Verdi !

Mais forte de cet « exploit », la metteuse en scène tchèque – ou la direction de l'opéra flamand ? – entend pallier lesdites coupures par des verbeux textes en néerlandais signés Peter Verhelst, déclamés par Johan Leysen, et uniquement sur-titrées en anglais et à vrai dire sans rapport direct avec l'action. Cette relecture dilue donc le propos de l'œuvre au lieu de le recadrer : la durée totale du spectacle dépasse ainsi largement celle de l'opéra original, le rythme de l'action en est irrémédiablement sacrifié, et l'élan musical plus d'une fois brisé (l'entame du duo entre Elvira et Don Carlo à l'acte I ou le début du second tableau du deuxième acte).


Les options de mise en scène et les éléments de décor sont tout aussi discutables, à la fois spartiates et modern(ist)es : un espace uniment sombre est lacéré, tantôt de néons agressifs tantôt interpénétré de cubes fluorescents ou encore damé de promontoires lumineux immaculés ou rouge sang, campant le décorum d'un pouvoir totalitaire et d'une guerre oppressante. Une impression renforcée jusqu'à l'obsession par les costumes d' : tenues de combats lugubres, chaussures militaires, débardeurs blancs maculés de sang, imperméables noirs se transformant en linceuls sur les vestiges d'un champ de bataille, plaques d'identité militaire portées en médaillon pour les hommes, robes de deuil pour la majorité des femmes au sein desquelles les seules touches colorées sont celles des robes d'Elvira. L'allure martiale conférée tant à Ernani qu'au futur empereur Don Carlos, tous pectoraux dehors, gonflettes musculeuses exhibées, tatouages surexposés nous renvoie aux images de propagande guerrière. « Silence is war » est-il même écrit « en direct » devant nous sur un corps dénudé, comme si tout mutisme était déjà complice.


Dans ce cadre fruste et « barbare », quelques « taches » colorées maculent l'espace. Des ballons écarlates sont brandis par les choristes féminines à l'apparition d'une Elvira descendue des cintres, entravée d'innombrables cordes de pendaison. Plus avant ce seront des citrons doux-amers de l'amour contraint arborés par une foule rebelle levant fermement le poing en guise de protestation. Mais faut-il pousser la symbolique d'un théâtre de signes à un point aussi paroxystique ou grand-guignolesque ? Johan Leysen vide ses poches en « marchand de sable », Don Carlos s'amuse à faire des bulles de savon géantes à l'orée de la cabalette d'Elvira, le château de Silva à l'acte II est juste une kitchenette aménagée dans un cube-duplex où l'encombrant récitant finit par prendre place …dans le frigo ; le trône impérial à moins que ce ne soit le tombeau de Charlemagne, est constitué de cornes de béliers dont on a préalablement vu les images d'avant les sacrifices par le truchement de la vidéo ; Ernani et Don Carlos s'affrontent au troisième acte à demi dénudés, en un pancrace mortifère ; la cérémonie du mariage entre Elvira et Ernani tourne à une mascarade soldatesque où un ivrogne travesti épouse « pour rire » un pantin mutilé, et enfin, ultime sommet du kitsch – un cœur géant très réaliste se met bruyamment à battre alors que le héros rend l'âme – symbole, ose-t-on croire, tant de la pérennité de l'amour par-delà la mort que de la résistance d'un peuple meurtri mais héroïque !

La danseuse , déjà appréciée sur place entre autres dans les Bienveillantes d'Hèctor Parra voici quatre ans, offre un travail esthétiquement et expressivement impeccable, en total accord avec le surlignage permanent de cette mise en scène, certes audacieuse mais radicale, donc sans aucun rapport avec le grand œuvre verdien !

Le travail de la vidéaste suisse s'avère souvent plus probant et esthétiquement concluant par ses projections tridimensionnelles sur écrans transparents : dès le lever de rideau, des voiles claquent au vent – blanc rouge (le sang déjà) ou gris – déflorant au passage des corps martyrisés cachés sous eux. Ce sont aussi ces visages recouverts de sable séché, femmes ou hommes aux yeux bandés emportés vers on ne sait où…(comme probables prisonniers de guerre) ou encore juste avant l'entracte, ce soldat au combat, filmé alla Terence Malik façon ligne rouge, haletant au fil d'une course incertaine, ou enfin, à l'acmé de la seconde partie des images apocalyptiques d'immeubles incendiés implosant sous l'impact des bombes…


Tout cet imposant et souvent inutile attirail scénographique relève d'un vide conceptuel intersidéral et mène à un statisme hiératique plombant sur place les masses et acteurs en présence. Par cette mise en espace basique dans un environnement sophistiqué, les solistes peuvent dès lors se concentrer (presque) uniquement sur leur exigeante et seule partie vocale.

Le jeune ténor italien incarne pour cette prise de rôle et ses débuts en la maison flamande un Ernani vindicatif un rien monolithique, avec un sens de la conduite vocale et du legato plus réellement appliqué que totalement maîtrisé ou musicalement convaincant. Peut-être légèrement souffrant, il joue la carte de la prudence et de la sécurité dans l'expression du registre aigu, que l'on souhaiterait plus insolent et ravageur, même s'il impose son timbre – un rien nasillard – au fil des ensembles.

La basse allemande , verdien de stature internationale, incarne un incroyable Silva tout de cynisme calculateur et de noirceur machiavélique. Par sa projection exemplaire, sa grande souplesse vocale, son homogénéité timbrique son physique imposant doublé d'une terrible présence dramatique, il sauve à lui seul la soirée.
Le baryton-basse incarne un Don Carlos parfois un rien présomptueux et péremptoire, gonflant artificiellement la voix ça et là au fil de ses premières interventions. Mais au fil de l'œuvre il gagne en assurance et en probité ; il est irréprochable lors des scènes d'affrontements avec Silva ou Ernani et tient le haut du pavé durant toute la scène de pardon au troisième acte devant ce qui devait être le tombeau de Charlemagne.
offre une singulière incarnation d'Elvira, saisissante d'amplitude vocale, malgré un vibrato un soupçon envahissant dans le bas medium, renouvelant l'impression très positive qu'elle nous avait laissée en splendide Elisabeth de Valois lors du formidable Don Carlos liégeois voici trois ans : elle tient tête à cet assez brillant trio de prétendants et assure une prestation impeccable malgré les positions statiques très inconfortables imposées par la metteuse en scène. Là s'arrête la distribution, puisque aucun des trois rôles secondaires n'est in fine distribué !

Les chœurs, très fournis, et idéalement présents, exemplairement cornaqués par remportent un succès mérité malgré leurs interventions somme toute assez limitées.
La direction de la cheffe anglaise , qui a déjà plus d'une fois abordé Verdi au fil de sa déjà longue carrière, s'avère probe et efficace ; sa baguette se révèle certes attentive aux détails et aux contrastes de la partition, mais demeure assez univoque voire monolithique dans ses intentions et un peu raide dans des tutti, souvent durs au-delà du mezzo forte. L'orchestre du cru en excellente forme – cordes soyeuses et petite harmonie de velours – lui répond avec une superbe et précise implication. Mais tout cela ne peut racheter l'incongrue mutilation de la partition.

Crédits photographiques © Annemie Augustijns
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