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La Nonne sanglante à Saint-Étienne : il pleut du sang !

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Saint-Étienne. Grand Théâtre Massenet. 26-V-2023. Charles Gounod (1818-1893) : La Nonne sanglante, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne d’après un épisode du Moine de Matthew Gregory Lewis. Mise en scène et décors : Julien Ostini. Lumières : Simon Trottet. Costumes : Véronique Seymat et Julien Ostini. Chorégraphie : Florence Pageault. Avec : Florian Laconi, ténor (Rodolphe) ; Erminie Blondel, soprano (Agnès) ; Marie Gauthrot, mezzo-soprano (La Nonne) ; Jérôme Boutillier, baryton (Luddorf) ; Jeanne Crousaud, soprano (Arthur) ; Thomas Dear, basse (Pierre l’Ermite) ; Luc Bertin-Hugault, basse (Moldaw) ; Aurélien Reymond, baryton (Le Veilleur de nuit) ; Charlotte Bonnet, soprano (Anna) ; Corentin Backès, ténor (Arnold) ; Bardassar Ohanian, basse (Norberg). Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire (chef de chœur : Laurent Touche) et Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, direction : Paul-Emmanuel Thomas

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Saison de raretés au Grand Théâtre Massenet. Après l'Andromaque de Grétry, voici La Nonne sanglante de Gounod, deux productions en leur temps empêchées par la situation sanitaire. Le public est néanmoins au rendez-vous en 2023 et accueille chaleureusement cet opéra qui aurait dû être composé par Berlioz.

Après un quart d'heure de suspense (jouera/jouera pas ?) le public stéphanois prête une oreille très attentive au propos liminaire d'Eric Blanc de la Naulte annonçant que la deuxième de cette Nonne sanglante sera présentée « en mode dégradé » (côté chœur, côté fosse) suite au préavis de grève planant sur la série de représentations prévues, pour des motifs détaillés dans la foulée à l'adresse du Maire de la ville par deux porte-parole de la maison : victime d'une diminution de sa subvention, l'Opéra de Saint-Étienne verra, entre autres, sa prochaine saison lyrique amputée d'un opéra.

Le rideau se lève enfin sur la vision qu'a inspirée à La Nonne sanglante. Le deuxième opéra de aurait pu être le deuxième d'Hector Berlioz (même livret d'Eugène Scribe et Germain Delavigne) si ce dernier n'avait jeté l'éponge après huit années de tentatives infructueuses (1839 à 1847) dont ne témoignent aujourd'hui que quelques numéros. La Nonne sanglante version Gounod, malgré un accueil critique plutôt favorable, ne connut que onze représentations en 1854, avant d'être promptement annulé par François-Louis Crosnier qui ne souhaitait plus « pareilles ordures » en la maison dont il venait de prendre les rênes. Très long purgatoire pour cet opéra pourtant riche en beautés, jusqu'à sa réapparition allemande à Osnabrück en 2008, et jusqu'au geste vengeur de Laurence Equilbey à l'Opéra Comique en 2018. Une vision dont se démarquent d'emblée aussi bien le jeu d'orgues très joueur de que sa scénographie pour le moins surprenante. Plutôt que d'aller visiter, au XI e siècle, en Bohême, le château hanté du livret, Ostini prend le parti de rester au XXI e sur… une banquise en plein Pôle Nord ! Une contrée idéale pour le metteur en scène suisse, désireux d'alerter sur la glaciation des sentiments (et de l'environnement) d'une masculinité de longue date friande de féminicide. Une translation temporelle assez osée, qui n'est pas sans interroger tout au long de la représentation, mais qui, à la réflexion, apparaît plutôt en phase avec une partition assez peu militante, n'offrant même aucun air aux femmes.

Les Inuits de sont un peuple rude mais fier, dont les rites en tous genres (combats virils, rivalités de type Capulet/Montagu, croyances…) s'ébattent sous la neige, une neige rouge qui tombe en permanence jusqu'à tapisser le plateau : par flocons épars, mais aussi, dès l'Acte III, par de saisissantes précipitations dont les cintres libèrent les trombes, le tout dotant cette nouvelle Nonne sanglante d'un appréciable pouvoir esthétique. Ouverte sur le contre-jour d'un énorme bloc de glace assailli par des hommes en armes et en peau de phoques, la représentation, qui fait aussi la part belle aux fumigènes, n'est pas avare d'images, dont la beauté recherchée se voit parfois contrariée par une application costumière très Musée des Arts Premiers qui peut prêter à sourire. Très documentée quant à la culture inuit, La Nonne de Julien Ostini meuble l'Île de Pâques de sa scénographie de totems, d'arches sculptées. Au finale, le cadavre de Luddorf (tueur de nonne enfin dévoilé) sombre dans le sol, en pietà dans les bras de sa victime : une résilience affirmée, tandis que résonnent les derniers mots d'une partition, comme souvent chez Gounod, sous influence divine : « La vertu du coupable est le repentir » et intimée par une dramaturgie dont l'alambic aura auparavant distillé Roméo et Juliette, Hamlet et La Dame blanche. Une vision audacieuse et non sans risques collatéraux, mais, malgré ses naïvetés, plus stimulante que celle de David Bobée.


La Nonne sanglante
est une histoire d'hommes dans laquelle des femmes tentent de se faire une place. Émission puccinienne et prononciation ad hoc : après Michael Spyres, , bien qu'il semble ici « le père de son père », triomphe à sa façon des embûches du rôle écrasant de Rodolphe. Il faut attendre le cinquième acte et l'air Mon fils me fuit pour retrouver pleinement, dans le rôle plus épisodique de Luddorf, la ligne stylée de , qui explosa sur les mêmes planches en Hamlet en 2022. Cette Nonne sanglante, prévue en amont de cet Hamlet où elle brilla elle aussi en Ophélie, aurait dû révéler, en 2020, le Page de : c'est à la jeune soprano française d'assumer (brillamment) le seul air de la partition pour voix de femme, une femme prénommée Arthur, travestissement oblige ! , bien qu'autorisée elle aussi à apparaître assez chichement, est une Agnès d'une grande fraîcheur, le duo final avec Rodolphe étant une des meilleures pages d'une partition, qui même si elle n'est pas encore le puits de mélodie que sera Faust cinq années plus tard, est déjà habilement écrite, que ce soit son Ouverture pot-pourri, ses ensembles enflammés, et même son ballet. , nonne fantôme, mais surtout autre très freudienne Agnès du livret (bon courage, Rodolphe !), offre, aux quelques moments où on l'autorise à errer, les sombres couleurs d'une voix égale. et Raphaël Jardin sont adorables en Masetto et Zerline de passage égarés entre les troncs d'une forêt lumineuse stylisés à coups de néons eux aussi addicts au jeu d'orgues. Ancêtre du Frère Laurent berliozien, est un Pierre L'Ermite de belle autorité, , déjà présent au Comique, un Moldaw solide. Parmi des comprimarii très efficaces, l'on repère déjà les très délicats (Veilleur) et (Arnold). Le «mode dégradé » ne semble pas encore nuire au chœur préparé par Laurent Touche. Constamment attentif à faire connaître cet opéra inconnu, aura dû s'accommoder lui aussi de ce « mode » qu'on n'espère pas « à la mode ».

Crédits photographiques : © Cyrille Cauvet

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Saint-Étienne. Grand Théâtre Massenet. 26-V-2023. Charles Gounod (1818-1893) : La Nonne sanglante, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne d’après un épisode du Moine de Matthew Gregory Lewis. Mise en scène et décors : Julien Ostini. Lumières : Simon Trottet. Costumes : Véronique Seymat et Julien Ostini. Chorégraphie : Florence Pageault. Avec : Florian Laconi, ténor (Rodolphe) ; Erminie Blondel, soprano (Agnès) ; Marie Gauthrot, mezzo-soprano (La Nonne) ; Jérôme Boutillier, baryton (Luddorf) ; Jeanne Crousaud, soprano (Arthur) ; Thomas Dear, basse (Pierre l’Ermite) ; Luc Bertin-Hugault, basse (Moldaw) ; Aurélien Reymond, baryton (Le Veilleur de nuit) ; Charlotte Bonnet, soprano (Anna) ; Corentin Backès, ténor (Arnold) ; Bardassar Ohanian, basse (Norberg). Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire (chef de chœur : Laurent Touche) et Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, direction : Paul-Emmanuel Thomas

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