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L’Ariane de Massenet sort avec éclat de l’abandon

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Jules Massenet (1842-1912) : Ariane, opéra en cinq actes sur un livret de Catulle Mendès (1841-1909), créé à Paris le 31 octobre 1906. Amina Edris, soprano (Ariane) ; Kate Aldrich, mezzo-soprano (Phèdre) ; Jean-François Borras, ténor (Thésée) ; Jean-Sébastien Bou, baryton (Pirithoüs) ; Julie Robard-Gendre, alto (Perséphone) ; Marianne Croux, soprano (Eunoé, 1ére sirène) ; Judith van Wanroij, soprano (Chromis, Cypris, 2ème sirène) ; Yoann Dubruque, baryton (Le Chef de la Nef, 1er Matelot) ; Philippe Estèphe, baryton (Phéréklos, 2éme Matelot) ; Münchner Rundfunkorchester ; Chor des Bayerischen Rundfunks ; direction : Laurent Campellone. 1 livre-disque de 3 CD Bru Zane. Enregistrés les 27 et 29 janvier 2023 au Prinzregententheater à Munich, Allemagne. Texte de présentation et livret en français et anglais. Durée totale : 163:21

 
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Captée sur le vif lors d'un concert munichois, voilà l'Ariane de Massenet sauvée de l'oubli où l'avaient fait couler la lourdeur de ses cinq actes et un livret trop ampoulé. Justice est enfin rendue à une partition d'une beauté et d'une qualité exceptionnelles.

Cet opéra remplit tous les critères du Théâtre national de l'Opéra : cinq actes, fin tragique, apparitions surnaturelles et même un ballet à l'acte IV. Pour une création de 1906, cette structure était déjà démodée, mais manifestement, Massenet ne craignait pas l'académisme. Il n'a pas eu peur non plus du livret de Catulle Mendès, avec ses emphases, ses longueurs, ses contradictions (le rôle de Cypris-Vénus ?), ses personnages féminins aux poses hiératiques et souffrantes (les deux sœurs rivales Ariane et Phèdre), son héros masculin (Thésée) déboussolé entre ses diverses pulsions amoureuses. Ce péplum verbeux, qu'on n'hésitera pas à qualifier de pompier, est certainement ce qui a fait couler le navire même s'il n'est pas exempt de quelques beautés littéraires.

Sa plus grande qualité est de permettre à Massenet d'y greffer une musique inspirée, variée et homogène qui en dissout tous les défauts. Il sauve l'intrigue plutôt statique par une succession d'airs, duos, chœurs, orages, pantomimes, imprécations, etc. très fluide et sans « tunnel », dans un continuum dramatique bien réussi. Il y déploie un lyrisme mesuré, capable de tendresse comme d'effroi, mais toujours sans pathos. Et surtout, il fait preuve d'une inventivité remarquable. Tout est au même niveau de qualité, depuis le chant des sirènes au chœur des « voix des âmes » de l'Hadès, en passant par le combat de Thésée et du Minotaure, les duos d'amour ou de tendresse, la tempête, les lamentos d'Ariane ou les reproches de Pirithoüs. Massenet a parfaitement digéré son Wagner, comme le démontre Jean-Christophe Branger (Ah, ces excellents livres de présentation du label Bru Zane !) avec un bel arsenal de thèmes récurrents et un orchestre bien cuivré (quoique toujours léger), mais on devine, grâce à une grande variété de couleurs fines, qu'il a aussi entendu ses contemporains comme Fauré, Chausson et même Debussy, tout en restant authentiquement lui-même. A 64 ans, Massenet apparait désormais mieux dans son évolution stylistique comme un pont vers Ravel, Dukas, Mariotte et Richard Strauss, et pour le lyricomane ordinaire, c'est une découverte magnifique. Nous sommes en quelque sorte obligés de modifier notre perception de ce compositeur et de le repositionner davantage vers le XXᵉ siècle débutant.

Ce premier enregistrement mondial a été fait en concert, avec les avantages et les inconvénients de ce mode de captation. Il est assez évident que les interprètes des trois rôles principaux (Ariane, Phèdre, Thésée) n'ont pas la voix héroïque qui leur permettrait de les chanter dans une grande salle de théâtre lyrique, et qu'il faudrait pour ces rôles un Lohengrin, une Elsa et une Ortrud. Mais leur jeunesse et leur lyrisme sont convaincants. Leur engagement est maximum, et les tensions perceptibles dans leurs timbres et dans quelques-unes de leurs lignes de chant sont pleinement en phase avec les tensions d'âme des personnages, tourmentés à l'extrême par la vengeance de Vénus (Cypris). incarne ainsi une Ariane touchante et inspirée, lumineuse de tendresse et de courage, assumant jusqu'au bout son amour pour Thésée et pour sa sœur. Phèdre, consumée de passion et de remords, est chantée par . Sa voix tendue au bord de la rupture n'est pas toujours parfaitement belle, mais elle est endurante, toujours juste et porteuse d'une tragédie intense. donne à Thésée un timbre d'une beauté mâle et juvénile, et rend le héros crédible aussi bien dans son triomphe contre le Minotaure que dans ses élans amoureux et ses tortures morales portées à la limite de la folie. et ont des formats vocaux parfaitement adéquats à leurs parties. Le premier fait un Pirithoüs viril et distingué, la seconde une Perséphone de grande classe, avec des graves abyssaux et des lignes superbes. Il faut encore noter les silhouettes d'Eunoé, par l'excellente , et de Cypris (dans son étonnante apparition bienveillante) par l'impeccable . Le chœur de la radio bavaroise assume avec précision ses interventions, et l'orchestre de la radio de Munich fait des merveilles. Chaque pupitre semble virtuose et diffuse le bonheur de jouer une aussi belle partition. Artisan de cette incontestable réussite et grand défenseur de Massenet, fait progresser le drame avec ses crises et ses respirations, distribue les couleurs de la mer, les reflets du soleil, l'éclat des roses ou l'horreur de l'Hadès avec une énergie bien dosée et une clarté toujours admirable.

Fauré parlait d'Ariane comme d'une « œuvre noble, grande et émouvante… » et il avait bien raison. On se demande comment on a pu ignorer cette merveille pendant si longtemps. Mendès et Massenet ont également commis un Bacchus en 1910. En aurons-nous un jour une aussi belle ressuscitation ? En attendant, on réécoutera souvent les appels des sirènes, l'enchantement des roses dans l'Hadès et les splendides lamentations d'Ariane.

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Jules Massenet (1842-1912) : Ariane, opéra en cinq actes sur un livret de Catulle Mendès (1841-1909), créé à Paris le 31 octobre 1906. Amina Edris, soprano (Ariane) ; Kate Aldrich, mezzo-soprano (Phèdre) ; Jean-François Borras, ténor (Thésée) ; Jean-Sébastien Bou, baryton (Pirithoüs) ; Julie Robard-Gendre, alto (Perséphone) ; Marianne Croux, soprano (Eunoé, 1ére sirène) ; Judith van Wanroij, soprano (Chromis, Cypris, 2ème sirène) ; Yoann Dubruque, baryton (Le Chef de la Nef, 1er Matelot) ; Philippe Estèphe, baryton (Phéréklos, 2éme Matelot) ; Münchner Rundfunkorchester ; Chor des Bayerischen Rundfunks ; direction : Laurent Campellone. 1 livre-disque de 3 CD Bru Zane. Enregistrés les 27 et 29 janvier 2023 au Prinzregententheater à Munich, Allemagne. Texte de présentation et livret en français et anglais. Durée totale : 163:21

 
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