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L’Opéra de quat’sous à Bâle : huit Brecht pour le prix d’un

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Bâle. Theater Basel. 17-II-2024. Kurt Weill (1900-1950) : Die Dreigroschenoper (L’Opéra de quat’sous), comédie en musique sur un livret de Bertold Brecht. Mise en scène : Antú Romero Nunes. Décor : Florian Lösche. Costumes : Victoria Behr. Lumières : Benjamin Zimmerman. Avec : Jörg Pohl, J. J. Peachum ; Barbara Colceriu, Celia Peachum ; Sheila Bluhm, Polly Peachum ; Sven Schelker, Macheath ; Thomas Niehaus, Tiger Brown ; Cécilia Roumi, Lucy Brown ; Elmira Bahrami, Jenny ; Paul Schröder, Filch/Smith. Direction musicale : Sebastian Hoffmann

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Bâle invite le spectacle qu' créa en 2015 à Hambourg au Thalia Theater, maison qu'il dirigea de 2014 à 2019. Le metteur en scène ne laisse pas une minute de repos au corps de ses acteurs et encore moins au cerveau de ses spectateurs.


L'Opéra de quat' sous
est un singspiel de 70 minutes. À Bâle, il dure 3h15. Les tubes de (un succès jamais démenti, de la première de 1928, à cette soirée où le Theater Basel affiche complet) ne sont pas loin de se dissoudre dans la logorrhée de deux heures proposée par . Si le spectateur distrait peut être tenté de baisser les bras, et même de fuir discrètement à l'entracte, il n'en est bien évidemment rien pour le spectateur soucieux de la condition humaine. Brecht et Weill n'ambitionnaient pas de créer de nouvelles formes, mais de trouver de nouveaux publics qui ne se placent pas « au-dessus du grand public de théâtre ». professait : « L'époque des dieux et des héros est révolue ». De son opéra, il écrivait aussi : « C'est parce qu'il devrait être si bon marché que des mendiants pourraient se le payer, qu'il s'appelle L'Opéra de quat' sous. » , après avoir longtemps hésité à monter ce Dreigroschenoper (il a pourtant travaillé au fameux Berliner Ensemble fondé en 1949 par Bertold Brecht), s'en empare avec brio, bien décidé à ne pas dilapider l'héritage de cette ballade des pendus villonesque du XXᵉ siècle, inspiré au plus près du Beggar's opera écrit en 1728 par le tandem Gay/Pepush, surtout dans la bonne ville de Bâle, où la mendicité est interdite.

Brecht c'est la fameuse « distanciation ». On dit même « Distanciation brechtienne ». Cette sorte de méta-théâtre maintenant son spectateur à la juste distance de ce qu'il voit dans le but de stimuler son imagination comme sa réflexion traîne une réputation de sérieux qui ne correspond que très imparfaitement à un Brecht volontiers plus rieur. Le dramaturge allemand a en outre écrit, concernant son « opéra pour mendiants », un nombre considérable de commentaires : Romero Nunes en abreuve le cours d'un spectacle-fleuve où il donne même l'impression d'aider Brecht à devenir Brecht. Quand un des personnages dit à la fin : « Maintenant il faut que je fasse tomber le quatrième mur », on se dit qu'il y a belle lurette que c'est fait : L'Opéra de quat'sous version Romero Nunes, c'est Distanciation maximale !

Ayant également bien lu que la musique ne devait pas faire progresser l'action, qu'elle ne prenait son sens qu'en interrompant cette dernière, son Opéra de quat'sous louche franchement vers le théâtre pur. Et quel : le résultat, d'un abord exigeant pour un Français abandonné sans surtitres dans la langue de Molière (contrairement à la comédie musicale du tandem Fritsch/Grönemeyer, dont l'on avait cru la veille qu'elle inaugurait une nouvelle ère dans un Theater Basel enfin soucieux de ses aficionados gaulois) et même pour le public germanophone friand de premier degré, arbore une finesse d'approche assez roborative.

Question distanciation, le spectateur est servi dès le prologue ! Sur un plateau vide de tout, un homme en tenue de travail s'avance sans crier gare. Un long monologue les yeux dans les yeux du spectateur plus loin, un second personnage vient dialoguer. Puis un troisième. Et ainsi de suite. Ils seront huit au total, quatre hommes et quatre femmes. Tous et toutes clonés façon Brecht en prolétaire. Huit Brecht pour le prix d'un. À l'inverse des enfants qui demandent : « C'est quand que c'est fini ? », le spectateur n'est pas sans se prendre à penser : « C'est quand que ça commence ? » Ce n'est qu'au terme d'une pleine demi-heure de blagues, de questionnements au public (« Apparemment vous avez payé plus de trois pennies cet opéra que vous êtes venus voir ») et d'avertissements en tout genre (« Si vous n'avez pas d'imagination, il est encore temps de quitter la salle ») que le rideau noir du fond de scène se lève sur les premières notes de la partition. Accompagnés par un orchestre de neuf instrumentistes juchés sur une estrade immobile, tous les numéros chantés le seront au micro comme pour une soirée de cabaret. Un cabaret propulsé par son papier peint (une myriades de néons s'abaissant, se relevant, se croisant mystérieusement) dans une intemporalité dépouillée totalement hypnotique.

Le spectacle repose également sur la puissance de feu millimétrée du jeu d'acteurs, tous extraordinaires : hilarante Mrs Peachum, aussi petite de taille qu'immense par sa promptitude à dégainer ; Brown haut en couleurs ; un à tout faire (Filch et Smith) vraiment déchaîné ; des rivales bien dessinées ( et ) ; une Jenny des plus touchantes ()… Ce formidable vivier jouant et chantant tourne en phalènes autour de , magnétique Macheath inhabituellement juvénile, bien éloigné de la réputation de Jack L'Éventreur accolé à son personnage par la tradition.

Qu'ils tombent leur bleu de prolétaire pour l'immaculé de leurs sous-vêtements (ils jouent aussi les prostituées), les huit Brecht devront attendre la malice du dernier Finale et sa réjouissante parodie de tous les Deus ex machina du répertoire jouée comme un bonus après les applaudissements, pour revêtir les costumes dont ils auraient bénéficié dans une mise en scène plus traditionnelle. Exigeant mais riche d'enseignements (on répandra longtemps la bonne parole : « Quelle différence y a-t'il entre Braquer une banque et Fonder une banque? »), sommet de second degré (la scène de la prison jouée plusieurs fois !), L'Opéra de quat'sous version Romero Nunes aura été en outre l'occasion d'acter une évidence encore jamais formulée : lorsqu'on sort du Theater Basel, on se sent plus intelligent que lorsqu'on y est entré.

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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