Musique de chambre et récital, Parutions

La Sonate n° 1 de Rachmaninov somptueusement réhabilitée par Lukas Geniušas

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Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Sonate pour piano n°1 en ré mineur, version originale; quatre préludes pour piano de l’opus 32 n°2, n°7, n°8, n°13. Lukas Geniušas, piano Steinway, modèle D, offert en 1933 par Frédéric Steinway au compositeur. 1 CD Alpha. Enregistré en la villa Senar de Wiggis, Suisse, en 2023. Notice de présentation en anglais, français et allemand. Durée : 55:45

 
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nous livre une interprétation originale, sensible et flamboyante de la mouture originale, inédite à ce jour, de la première sonate pour piano opus 28 de . Il complète le programme de ce court disque par une brève mais splendide sélection de quatre Préludes de l'opus 32. 

La Sonate n° 1 pour piano en ré  mineur op.28 de est beaucoup moins fréquentée que sa cadette au concert comme au disque. La seconde revue et corrigée par l'auteur, vingt ans après sa première mouture a fait aussi l'objet de versions de synthèse, notamment celle proposée par Vladimir Horowitz, et s'est peu ou prou imposée au répertoire.
Tel n'est pas le cas de son aînée. La faute en incombe d'abord au compositeur : alors tout occupé, à l'époque, à l'orchestration de sa deuxième symphonie, Rachmaninov délaissa l'œuvre au terme même de sa rédaction, au point d'en déléguer exceptionnellement la création à son exact contemporain et ancien élève . Ce dernier pratiqua, avec l'assentiment du maître, un nombre appréciable de coupures (environ cent mesures au total) et surtout de réaménagements complets : certains passages techniquement très délicats, surtout au fil du premier mouvement (plus touffu originalement sur le plan organisationnel) ou du final (la longue phase haletante de stagnation harmonique) furent sacrifiés. La critique, à la création, loua le travail de …l'éditeur-interprète mais fut extrêmement tiède quant à la teneur de l'œuvre elle-même, jugée sèche, absconse, et dépourvue d'une inspiration thématique « classique », telle celle de la Sonate pour violoncelle et piano op.19 de peu antérieure.

Rachmaninov livre une œuvre de vaste dimension, arc-boutée par des jalons motiviques brefs et récurrents, savamment intriqués au sein d'une trame complexe par un intense travail d'écriture. Au-delà du pur exercice de virtuosité, le compositeur alors en pleine lecture du premier Faust de Goethe dresse au gré des trois mouvements de l'œuvre autant de portraits de caractère, à la manière de la Faust-symphonie de Liszt. L'œuvre évolue donc dans l'héritage pianistique et spirituel de la Sonate en si mineur du maître hongrois, et peut-être plus encore de celle (également en trois « donnes ») de son disciple Reubke, partagée entre les doutes de Faust (Allegro moderato initial), l'angélisme de Gretchen (lento central) et, au gré de l‘allegro molto final, l'esprit négatif de Méphistophélès, personnalisé par ce motif déduit du Dies Irae grégorien.

Après avoir déjà défendu en concert à de multiples reprises la version « standard » de l'œuvre, a pu avoir accès à son manuscrit original conservé au musée national russe de Musique de Moscou, version toujours inédite, et donc jamais jouée avant lui, aussi étonnant que cela puisse paraître. Il prend de plus tout son temps – près de trois-quarts d'heure – pour dévider avec une souveraine clarté et une éloquente conviction, l'ample et déroutante partition, et se joue avec une confondante habileté des aspects les plus sinueux, virtuoses ou rupteurs du discours musical. Au-delà de l'idéale transparence polyphonique et d'un superbe – et a priori peu évident – éclairage formel, il fait montre d'une prodigieuse maîtrise des nuances et de la sonorité – protéiforme et toujours adaptée : en particulier, toute la section centrale du mouvement lent en devient impalpable, rêveuse, presque angélique (on songe à la boîte expressive d'un orgue), là, où au fil du final énoncé sans aucune violence triviale, les graves cathédralesques campent un enfer d'impavide glace. Cette nouvelle gravure se hisse sans effort au sommet de la discographie de l'œuvre. En regard, les (excellentes) versions – d'après la version imprimée, donc – signées Nikolai Luganski (Naïve, à rééditer), ou (Hyperion), tout aussi maîtrisées techniquement, paraissent tantôt plus extraverties, tantôt plus sèches et moins équilibrées dans la gestion de leurs intentions poétiques. Geniušas peut aussi compter, dans la même ligne philologique, sur un réglage idéal et minutieux de l'instrument par Christian Graf – rien moins que le Steinway modèle D offert par la firme à Rachmaninov pour son soixantième anniversaire, conservé et – magnifiquement- capté dans l'ambiance chambriste de la Villa Senar, sise à Weggis, sur les rives du lac suisse des Quatre-Cantons, jadis résidence d'été du compositeur et aujourd'hui lieu de mémoire et centre culturel muséal tout à la gloire du compositeur-pianiste et ouvert au public.

Pour compléter ce programme Rachmaninov, le pianiste choisit – seulement serions -nous tentés d'écrire – quatre des préludes de l'opus 32, retenus pour une certaine connivence d'esprit avec celui de la sonate, et dont l'interprétation nous apparaît tout aussi superlative : un deuxième finement mélancolique par son expression diaprée et d'un rubato léger et maîtrisé, un septième artistement ciselé en sa grisaille mordorée, un huitième incisivement sardonique, et l'ultime treizième, partagé entre tendre nostalgie, inquiétante étrangeté et sereine apothéose, conclusion fastueuse de ce maître-disque, l'un des plus beaux conçus en marge de l'année jubilaire du cent-cinquantenaire du compositeur.

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Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Sonate pour piano n°1 en ré mineur, version originale; quatre préludes pour piano de l’opus 32 n°2, n°7, n°8, n°13. Lukas Geniušas, piano Steinway, modèle D, offert en 1933 par Frédéric Steinway au compositeur. 1 CD Alpha. Enregistré en la villa Senar de Wiggis, Suisse, en 2023. Notice de présentation en anglais, français et allemand. Durée : 55:45

 
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