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Salomé à Dublin : tout le monde se lève pour Oscar Wilde !

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Dublin. Bord Gáis Energy Theatre. 12-III-2024. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, drame musical en un acte sur un livret du compositeur d’après le poème éponyme d’Oscar Wilde. Mise en scène : Bruno Ravella. Décor et costumes : Leslie Travers. Lumières : Ciarán Bagnall. Chorégraphie : Liz Roche. Avec : Vincent Wolfsteiner, ténor (Hérode) ; Imelda Drumm, mezzo-soprano (Hérodiade) ; Sinéad Campbell Wallace, soprano (Salomé) ; Tómas Tómasson, basse-baryton (Jochanaan) ; Alx McKissick, ténor (Narraboth) ; Doreen Curran, mezzo-soprano (un Page) ; Christopher Bowen, ténor (Premier Juif) ; Andrew Masterson, ténor (Deuxième Juif) ; William Pearson, ténor (Troisième Juif) ; Aaron O’Hare, ténor (Quatrième Juif) ; Eoghan Desmond, baryton (Cinquième Juif) ; Wyn Pencarreg, baryton (Premier Nazaréen) ; Eoin Foran, baryton (Second Nazaréen) ; Julian Close, basse (Premier soldat) ; Lukas Jacobski, basse (Second soldat) ; Kevin Neville, basse (un Cappadocien) ; Leanne Fitzgerald, mezzo-soprano (un Esclave). Irish National Opera Orchestra, direction: Fergus Sheil

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Un an après son magnifique Chevalier à la rose irlandais, et à peine quelques semaines après le succès de son Polifemo français, revient à l'Irish National Opera proposer sa vision de Salomé.

C'est à la spectaculaire Salomé d'Herbert Wernicke pour le Theater Basel que l'on pense en découvrant le décor dans lequel installe la sulfureuse héroïne d'Oscar Wilde. À Bâle, en 1989, le très regretté metteur en scène allemand racontait ce qui reste un des scénarios les plus érotico-horrifiques du répertoire, du point de vue de Jochanaan, dont la citerne-prison (un des plus étonnants décors qui fussent, toutes productions confondues) était vue en contre-plongée, ce qui permettait des effets inédits assez sidérants : la Danse des sept voiles était « vue d'en dessous », comme dansée au bord de l'abîme par une Salomé très lointaine en fond de scène.

À Dublin, le décor de Leslie Travers est aussi celui de l'intérieur de la citerne de Jochanaan, cette fois vue en coupe transversale, et posée sur un amphithéâtre composé d'une volée de marches convergeant vers un podium central. C'est moins impressionnant techniquement parlant, si l'on excepte les deux moments-clés où l'ensemble du dispositif se soulève à mi-hauteur vers un ailleurs qui n'est que ténèbres indiscernables, mais très signifiant avec le double regard porté, d'une part par le spectateur sur l'ensemble du plateau, d'autre part par les personnages secondaires (les gradins) sur les personnages principaux (le podium central).

L'intérêt majeur du visuel de cette nouvelle Salomé est donc central : le point nodal du dispositif est occupé par un flamboyant (l'Arbre de la Tentation) émergeant d'un plan herbeux. Ce mini-Eden, inspiré à par le premier motif serpentin de l'opéra, s'arrache à la pesanteur à l'apparition du prophète, libérant le sous-sol de ses racines ruisselantes, ainsi qu'au-dessous, une sorte d'oasis aqueux qui s'avérera de première importance. Le motif de l'eau, déjà superbement décliné par le metteur en scène dans Stiffelio, est l'apport essentiel de la Salomé de Ravella, attaché aux racines bibliques de son livret, et dont un des personnages principaux, Jochanaan, est, comme on le sait, un professionnel du baptême. C'est dans cette optique baptiste que Jochanaan entreprend de calmer les ardeurs sensuelles de la jeune fille découvrant un corps qui pour être celui d'un prophète n'en est pas moins celui d'un homme.

Ce baptême de la Princesse de Judée sous les cataractes libérées par les racines du flamboyant est le sommet d'un spectacle qui se révèle au final de facture assez classique, plus avare qu'attendu en scènes-chocs (la mort de Narraboth est un peu expédiée) ou en effets graphiques sur un décor dont la paroi nue, idéal de livre ouvert, promettait davantage qu'une belle nuit étoilée d'Afrique (le début) ou des ombres projetées (la fin). Même la Danse des sept voiles, presque « sage », malgré sa belle conclusion aquatique, tient à se démarquer des récentes lectures psychanalytiques qui, de David McVicar (à Londres), Mariame Clément (à Essen), à Damiano Michieletto (à Milan), puisaient dans le trauma de l'enfance abusée. Au terme d'une narration sise dans n'importe quel pays totalitaire du moment (en gros, treillis et tenues de soirée de rigueur), Salomé finira presque écrasée entre les boucliers du livret, lapidée qu'elle est en fond de scène par une horde masculine surgie d'un obscur lointain.

Dès que le rideau se relève sur , toute la salle fait de même pour saluer longuement la prestation de la cantatrice irlandaise dont la voix puissante et corsée (d'une femme de tête – sa Léonore parisienne – plutôt que d'une enfant qui fait la tête – sa récente consœur bâloise) affronte avec une assurance de plus en plus remarquable, jusqu'à un monologue final tétanisant, le crescendo émotionnel mis en musique par Strauss. fait oublier le vibrato particulièrement large de son entrée en imposant assez vite un Jochanaan de type tonnant d'une envergure galvanisante. Les deux Thénardier de l'œuvre sont distribués à , Hérodiade puissamment timbrée, et , Hérode de même gabarit (ne s'étranglant que sur la dernière phrase). est un bon Narraboth. Grand moment d'intensité maximale avec les piaillements religieux des cinq Juifs menés par deux chanteurs d'exception ( et ). C'est une belle distribution dont aucun des éléments ne tarit l'enthousiasme vocal du public, resté debout tout au long des saluts.

, fondateur artistique de l'Irish National Opera, est l'architecte incontournable de la soirée. Il extirpe d'un orchestre-maison luxuriant (l'Irish National Opera Orchestra) tout le suc du génie orchestral de Strauss, traqué dans ses moindres recoins. Les climax sont puissants (le moment de terreur pure consacré à l'apparition du bourreau éclaboussé de sang doit beaucoup à un déchaînement de timbales assez inédit), et la progression dramatique de la partition est remarquablement conduite dans l'acoustique en cinémascope du Bord Gáis Energy Theatre.

Signe des temps, même en Irlande, l'aînée des « petites chéries » straussiennes (ainsi le compositeur surnommait-il Salomé et Elektra) est plus rassembleuse que Le Chevalier à la rose. A Dublin, il faut certainement compter avec le fantôme d'Oscar Wilde, sur lequel on bute à chaque coin de rue. Entendre les mots de l'enfant du pays à deux pas des lieux qu'il a fréquentés, dans la ville où il est né, constitue à l'évidence le bonus émotionnel de cette nouvelle version de l'opéra le plus sulfureux du répertoire, comme semble l'indiquer les réactions d'un public très participatif, notamment les nombreux éclats de rires inédits des spectateurs à chaque volte-face de la capricieuse princesse. Salomé un opéra populaire : quelle magnifique vengeance posthume pour Oscar Wilde, mort dans le dénuement à Paris à l'âge de 46 ans !

Crédits photographiques : © Patricio Cassinoni

Modifié le 16/03/2024 à 19h28

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Dublin. Bord Gáis Energy Theatre. 12-III-2024. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, drame musical en un acte sur un livret du compositeur d’après le poème éponyme d’Oscar Wilde. Mise en scène : Bruno Ravella. Décor et costumes : Leslie Travers. Lumières : Ciarán Bagnall. Chorégraphie : Liz Roche. Avec : Vincent Wolfsteiner, ténor (Hérode) ; Imelda Drumm, mezzo-soprano (Hérodiade) ; Sinéad Campbell Wallace, soprano (Salomé) ; Tómas Tómasson, basse-baryton (Jochanaan) ; Alx McKissick, ténor (Narraboth) ; Doreen Curran, mezzo-soprano (un Page) ; Christopher Bowen, ténor (Premier Juif) ; Andrew Masterson, ténor (Deuxième Juif) ; William Pearson, ténor (Troisième Juif) ; Aaron O’Hare, ténor (Quatrième Juif) ; Eoghan Desmond, baryton (Cinquième Juif) ; Wyn Pencarreg, baryton (Premier Nazaréen) ; Eoin Foran, baryton (Second Nazaréen) ; Julian Close, basse (Premier soldat) ; Lukas Jacobski, basse (Second soldat) ; Kevin Neville, basse (un Cappadocien) ; Leanne Fitzgerald, mezzo-soprano (un Esclave). Irish National Opera Orchestra, direction: Fergus Sheil

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