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À Cologne, Die Letzten Tage der Menschheit de Philippe Manoury sublime la tragédie de Kraus

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Cologne. Staatenhaus. 29-VI-2025. Philippe Manoury (né en 1952) : Die letzten Tage der Menschheit, Thinkspiel en deux parties pour chanteurs, acteurs, chœur, orchestre et électronique live ; livret d’après la tragédie éponyme en 5 actes avec prologue et épilogue de Karl Kraus écrit par Patrick Hahn, Philippe Manoury et Nicolas Stemann ; mise en scène : Nicolas Stemann ; mise en scène média : Claudia Lehmann, Konrad Hempel ; décors Katrin Nottrodt ; costumes, Tina Kloempken ; mise en scène lumières, Elana Siberski. Sebastian Blomberg, Patrysia Ziolkowska, acteurs ; Anne-Sofie von Otter, mezzo, Angelus Novus ; Emily Hindrichs, Tamara Bounazou, sopranos, Christina Daletska, Johanna Thomsen (mezzo-sppranos) Dimitry Ivanchey, John Heuzenroeder, Armando Elizondo, ténors ; Lucas Singer, KS Miljenko Turk, barytons ; Lucas Singer, basse ; Constanze Rottler, Babara Ochs, Simge Çiftei ; Nicolas Boulanger ; Camera live, Claudia Lehman, Mario Frank ; RIM Ircam : Carlo Laurenzi ; régie son Ircam, Sylvain Cadars ; Chœur et orchestre du Gürzenich Köln ; direction Rustam Samedov ; direction musicale : Peter Rundel

Sur la scène du Staatenhaus de Cologne, Die Letzten Tage der Menschheit (« Les derniers jours de l'humanité »), le deuxième Thinkspiel de donné en création, consacre la collaboration du compositeur avec le fidèle .

Dans le sillage de Kein Licht de 2017, le sixième ouvrage lyrique de Philipe Manoury se coule dans ce nouveau genre scénique dont il a inventé le titre, le Thinkspiel (littéralement « jeu avec la pensée ») où la part du texte dit s'équilibre avec celle de la voix chantée. Ainsi deux acteurs partagent-ils la scène avec une douzaine de chanteurs qui ne font d'ailleurs pas que chanter. Manoury poursuit sa collaboration féconde avec le metteur en scène et fait appel à pour le livret. La tâche n'est pas aisée (à laquelle collaborent le compositeur et le metteur en scène) qui consiste à adapter et resserrer la tragédie épique et documentaire de quelque 700 pages de l'Autrichien, écrite entre 1915 et 1919. L'auteur y retrace, en cinq actes (un par année), les événements de la « grande guerre » – de l'attentat de Sarajevo à l'horreur des tranchées – à partir de ses notes et esquisses prises sur le vif.

Le plateau est en partie occupé par l'orchestre (vents par trois) et plusieurs sets de percussions (dont une vingtaine de gongs de toutes les tailles !) que le chef Peter Rundel dirige sous nos yeux. Pas de rideau de scène ni d'éléments de décor au départ de l'œuvre, si ce n'est une petite table et des micros devant lesquels les deux acteurs tout terrain – prodigieux et – vont jouer le prologue. S'immisce progressivement l'orchestre et s'avance sur le plateau, venu des rangs du public, le chœur qui prend le relai, masse monumentale et personnage de premier plan dans la dramaturgie, dont l'envergure sonore et l'écriture somptueuse impressionnent.

Jouer et penser

Comme chez Kraus, il n'y a pas de personnages principaux dans le Thinkspiel de Manoury. Acteurs et chanteurs endossent différents rôles selon les situations narratives (scènes de rue, funérailles de François Ferdinand, témoignages des combattants etc.) ou réflexives (les jeunes filles patriotes, Les jeux de la guerre, La Schalek etc), donnant sa pleine mesure à l'ironie cynique de Kraus.

Les scènes s'enchaînent sans transition dans une première partie très foisonnante (en cinq actes comme chez Kraus) d'une belle intensité dramatique. Le rythme est donné, qui ne va jamais faiblir, dès la première scène de rue où quatre panneaux blancs descendent des cintres (augmentés des deux écrans latéraux) qui accueillent, outre les photos historiques en noir et blanc, la vidéo live des deux cameramans (Mario Frank et Claudia Lehmann) scrutant les traits des visages pour mieux nous immerger dans l'action. Des structures métalliques mobiles, qu'escaladent les chanteurs, vont et viennent des coulisses à la scène et modifient les perspectives tandis que des éléments de décors (cercueils, fleurs, obus…) figurent les lieux de l'action.

Une musique du timbre et de l'énergie

 Acteurs et chanteurs sont amplifiés, tout comme l'orchestre, étant aux manettes au côté de ses partenaires électroniciens pour assurer, au plus près de ses intentions, le mixage idéal des sources sonores. De fait, l'orchestre sur scène (épatant Gürzenich-Orchester Köln) tisse tout en finesse la dramaturgie. Manoury y déploie un art de l'orchestration et une écriture du timbre qui forcent l'admiration ; réactif et coloré, l'orchestre s'immisce dans la partie vocale comme dans les dialogues parlés, faisant valoir tout particulièrement les timbres évocateurs de la percussion. Les références aux grands symphonistes de l'héritage (Berg, Mahler, Wagner…) sont clairement assumées, « mon intention, précise le compositeur dans sa note, étant de rappeler à nos oreilles des bribes de ce que la culture européenne a su créer de plus incandescent » ; on ne boude pas son plaisir à l'écoute des très belles pages symphoniques du maître (le prélude de la deuxième partie notamment) écrites dans le temps long et la puissance du drame wagnérien, sans aucune citation littérale pour autant.

Le cor anglais de « Tristan » résonne également, seul et à plusieurs reprises, timbre de l'attente et du pressentiment qui accompagne l'ange de l'histoire (l'« Angelus Novus » de Paul Klee), personnage absent de la tragédie de Kraus et messager de l'avenir  dont les mots véhiculent de noirs pressentiments : « Je frissonne en ces temps sombres… » Le rôle est écrit pour dont les quatre apparitions sont autant de stases intemporelles où l'écoute se suspend aux lèvres de la mezzo.

Compositeur du « temps réel »

La seconde partie, plus courte, prend ses distances vis-à-vis de la narration historique sans pour autant abandonner l'univers de l'auteur. : « On y trouve des paraboles animalières avec les corbeaux et les hyènes, représentant pour Kraus les charognards profiteurs de la guerre », explique le compositeur dont le « Trio des masques » (à gaz) flirte incidemment avec celui du Don Giovanni de Mozart. Avec les images somptueuses des deux panneaux supplémentaires qui occupent le centre du plateau ainsi que les ressources propres de l'électronique et du chœur a cappella (magnifiques voix du Gürzenich), la scène de « La forêt morte » (qui vire au propos écologique) est l'une des plus belles pages de l'ouvrage. Plus expérimental et non moins réussi, le tableau II (Théâtre électronique) illustre l'idée du compositeur selon laquelle la voix parlée est une voix chantée de façon chaotique et qu'il existe une unité profonde entre les deux. Ainsi l'électronique, sous la houlette du RIM et fidèle collaborateur Miller Puckette (qui a conçu tout l'environnement de synthèse et de traitement informatique du Thinkspiel) donne à entendre le « chant virtuel » tout en scintillement qui émane du dialogue soutenu entre les deux acteurs.

Une distribution de haut vol

La partie vocale des chanteurs est exigeante, réclamant de leur part cette capacité à passer du chant à la voix parlée et ce talent de comédien pour se mettre dans la peau d' un nouveau personnage à chaque situation dramatique. Les deux sopranos et y excellent, la première, très straussienne, faisant valoir des aigus éblouissants. Les mezzos, et , dans leurs robes exubérantes et colorées, ne déméritent pas ; les trois ténors, , et multiplient leurs apparitions (passant, journaliste, soldat, curé etc.) ainsi que le baryton, KS et la basse . Sur la scène également, les jeunes de l'Opéra studio et de l'Académie chorale de l'Opéra de Cologne : tous dans l'énergie et la mobilité d'une conduite d'acteurs irréprochable. Souveraine dans l'ampleur de sa robe blanche, , déjà citée, cristallise des moments d'une grande intensité émotionnelle.

Spatialisé dans la deuxième partie où les cuivres en puissance nous parviennent du fond de la salle, l'épatant Orchestre du Gürzenich Köln est tenu de main de maitre par Peter Rundel, qui fait fonctionner cette grosse machine et contribue de la même manière à la réussite de ce spectacle total.

Crédit photographique : © Sandra Then

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