Quand elle danse : Anne Teresa De Keersmaeker se livre à Laure Adler
La chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, tout juste récompensée du prix Praemium Imperiale, se livre comme jamais dans Quand elle danse, qui réunit les entretiens qu'elle a accordés pendant une période de deux ans à la journaliste Laure Adler.
Laure Adler a commencé cette série d'entretiens par une première interview de commande. Comme beaucoup de journalistes ayant eu l'occasion d'interviewer la grande dame belge, elle n'en menait pas large, malgré son expérience d'accoucheuse de l'intime. Ce premier entretien s'étant bien passé, Sigrid Bousset, écrivaine et coordinatrice de la fondation Anne Teresa De Keersmaeker, a proposé à Laure Adler de poursuivre l'aventure et d'approfondir les thématiques abordés lors de la première rencontre.
La forme du livre d'entretiens, chaque chapitre étant introduit par une remise en contexte de Laure Adler, peut paraître déconcertante, mais, en l'occurrence, c'est la seule à même de suivre l'esprit d'escalier d'Anne Teresa De Keersmaeker et de son interlocutrice. Elles se sont vues dans des loges, à la cantine macrobiotique de P.A.R.T.S. (Performing Arts Research and Training Studios), l'école de danse que la chorégraphe a créé en 1995 à Bruxelles, mais aussi dans des salles de musée, dans des cafés à Paris ou en Italie, dans des trains. Laure Adler avoue : « On a travaillé mais surtout on a beaucoup ri. »
C'est le plus souvent en empruntant le chemin des écolières que les deux femmes ont remonté ensemble un fil biographique : l'enfance dans la campagne flamande, puis la formation à Bruxelles, avec son entrée dans l'école Mudra de Maurice Béjart, et le séjour formateur à New York qui a lancé sa carrière de chorégraphe avec Fase en 1982, sur la musique minimaliste de Steve Reich. La discussion qui se poursuit de rencontre en rencontre passe parfois du coq à l'âne, d'un sujet très quotidien ou intime (la nourriture macrobiotique, la ménopause, les enfants), à ses engagements écologiques profondément ancrés, jusqu'à des considérations philosophiques ou spirituelles.
Les rendez-vous ont commencé à mi-parcours du travail de création pour Les Quatre Saisons, ont suivi une reprise des Variations Goldberg qu'Anne Teresa De Keersmaeker reprogrammera à la Collection Maramotti à Reggio Emilia, en Italie, avec Alain Franco, puis la préparation du duo avec Rabih Mroué présenté au Festival d'Automne 2024, pour se terminer par la genèse du spectacle BREL, donné en juillet au Festival d'Avignon. La journaliste a eu le privilège d'assister à des répétitions et a pu suivre la chorégraphe partout où elle travaillait, ce qui nourrit chaque entretien de ses questionnements à chaud. Le processus de création est en effet au cœur des interrogations de la journaliste, qui essaye d' »accoucher » la chorégraphe, en bonne maïeuticienne.
Il en résulte les pages les plus passionnantes de ces entretiens, car Anne Teresa De Keersmaeker réfléchit au fur et à mesure qu'elle répond aux questions de la journaliste, qui essaye de lui faire préciser sa pensée. On voit ainsi une pensée à l'œuvre avec ses hésitations, ses doutes, ses affirmations laconiques, mais aussi ses développements complexes et intellectuellement brillants.
À très peu de moments, pourtant, la chorégraphe apparaît comme une intellectuelle, ce à quoi souvent on veut la réduire. Au contraire, elle objecte le plus souvent à Laure Adler que ce dont elle parle est concret. Un corps dans l'espace, c'est concret. Voilà tout ce qui importe à la chorégraphe qui a créé 65 pièces depuis la création de sa compagnie Rosas. Depuis son enfance passée dans une ferme à la consécration d'aujourd'hui, la chorégraphe n'a jamais perdu l'envie de danser, ni le sens des réalités – pratiques, techniques, matérielles, humaines – d'une directrice de compagnie.
Cet ouvrage est également un passionnant moyen de rentrer dans le la genèse des Quatre Saisons et de BREL, mais aussi dans la relation nouvelle qu'Anne Teresa De Keersmaecker a noué avec de jeunes chorégraphes, comme Radouan Mriziga, Nemo Flouret, ou ici, Solal Mariotte. La difficulté du travail de collaboration, la différence de génération, les questions de transmission affleurent. C'est à la fois sincère et bouleversant. Ce qui est aussi particulièrement émouvant, c'est quand Anne Teresa De Keersmaeker baisse un peu la garde, parle de la mort ou de la vieillesse, et de ce qui la rend heureuse aujourd'hui. Artiste exigeante, parfois intransigeante, elle semble aujourd'hui apaisée et sereine, prête à entamer une nouvelle période de sa vie de créatrice – sans jamais arrêter de danser.










