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Lucile Richardot, le baroque et au-delà : la curiosité comme guide

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Sa voix sombre est de celles qu'on reconnaît immédiatement : le rôle de Cornelia qu'elle vient d'interpréter au festival de Salzbourg est dans la continuité d'une carrière où le baroque est prédominant, mais où les frontières n'ont pas de place.

ResMusica : Vous connaissez le depuis vos débuts en 2017 dans le cycle Monteverdi de John Eliot Gardiner.

: En fait non, je suis déjà venue à Salzbourg avec Rachid Safir et les Jeunes Solistes, il y a plus longtemps, dans l'ensemble vocal. Le cycle avec Gardiner, c'était à la Felsenreitschule, cette salle si étonnante : on n'a pas besoin de décors avec une salle pareille, et l'acoustique est excellente. Mais c'est la première fois que je suis engagée directement par le festival, en faisant une production d'opéra du Festival. Nous avons répété à la foire-exposition au nord de la ville ; le travail avec , c'est un peu sportif ; le résultat est finalement satisfaisant, même si on peut continuer à ne pas être d'accord avec tous ses points de vue, avec tous ses choix scéniques, mais il faut les respecter : nous sommes là pour servir le point de vue ou la lecture d'un metteur en scène.

RM : Quelle est votre histoire avec ce personnage de Cornelia ?

LR : J'avais déjà chanté le rôle avec Philippe Jaroussky il y a trois ans. Dans la mise en scène de Damiano Michieletto, on n'était pas non plus sur un personnage de veuve éplorée : elle se faisait tout de même agresser ou harceler par trois hommes en même temps ! Ici, avec Tcherniakov, on a aussi un côté sportif, parce qu'il y a plusieurs scènes où elle est obligée de se débattre, de se battre, et on a évacué la relation avec Curio parce que les récitatifs correspondants ont été coupés, il n'y a donc plus que deux harceleurs, mais la mise en scène surligne bien les moments où elle se fait agresser, de manière très concrète, peut-être plus que nécessaire. Il y a tout de même deux choses qui changent entre les deux productions : a voulu souligner que Cornelia n'était pas la mère de Sesto, mais en réalité sa belle-mère, la cinquième épouse de Pompée, ce qui correspond à la vérité historique – ce qui semble une scène d'inceste dans le spectacle n'en est donc pas vraiment : c'est plutôt une histoire de manipulation mutuelle entre Sesto et Cornelia. Sesto reste assez pur dans l'histoire, même si à la fin il part en vrille ; Cornelia, au contraire, n'en a que pour son ego, que pour sa renommée, sa dignité, sa position sociale, avec toutes ces phrases où elle rappelle qu'elle est une Romaine, elle. Elle est certes un personnage fort, mais c'est une garce, une manipulatrice, qui ne pense qu'à elle-même, et à la fin elle ne pense qu'à sortir du bunker sans se préoccuper de ce qui peut arriver aux autres. Elle ne vaut en tout cas pas mieux que les autres. L'idée de Tcherniakov, ce n'est pas de montrer les gentils contre les méchants, personne n'est épargné, et il n'y a pas vraiment de vainqueurs non plus.

C'est vrai qu'on signe pour travailler avec des gens qu'on ne connaît pas forcément ; si ensuite on n'adhère pas à la vision du metteur en scène, aux décors, aux costumes, c'est trop tard pour se retirer du jeu. Il faudrait pouvoir avoir l'occasion de se rencontrer avant, ce qui est d'ailleurs parfois le cas, avec des petites sessions de travail un an avant. Cela n'a pas été le cas ici, on a été mis devant le fait accompli. Tcherniakov a un fonctionnement, je dirais, assez militaire, avec des pauses aléatoires et des journées à rallonge ; il ne lâche jamais : quand quelque chose ne fonctionne pas, il faut le refaire tout de suite. Cela dit il y a quelque chose d'admirable dans cette manière de ne pas faire de concession : c'est bien aussi qu'il nous fasse sortir de nos retranchements, et je suis contente aussi tant que je le peux de faire des choses physiques en scène. Bien sûr il faut qu'on comprenne pourquoi, mais on est là aussi pour prendre des risques. J'ai eu un peu l'impression qu'il avait l'angoisse des da capo, si bien qu'il avait un scénario très précis pour chaque air, et il ne découvrait pas le fonctionnement de ces airs le premier jour des répétitions. Beaucoup de metteurs en scène travaillent surtout à partir du texte, lui avait vraiment étudié la partition ; il avait toujours la partition en main. Ce qui m'a étonnée, c'est qu'il avait visiblement une idée très précise de chaque geste, tel geste à telle mesure, et pourtant il n'y avait aucune annotation sur sa partition – c'est vrai qu'il avait beaucoup d'assistants, mais tout de même, il avait tout dans la tête. C'est un gros bosseur, qui est certes très exigeant, mais qui a quelque chose à apporter en échange. Pour Cornelia, il y a des airs très plaintifs, des lamentations ; je voyais par exemple Nel tuo seno comme une méditation intérieure, et là au contraire il met en scène une crise beaucoup plus violente, une scène de folie, d'hystérie. Ce n'est pas facile à chanter, parce qu'il faut maintenir la ligne vocale plus plaintive tout en s'agitant sur scène. C'est un peu contradictoire, mais c'est intéressant pour le spectateur et c'est bon de se laisser bousculer dans ses habitudes !

RM : Le baroque joue un grand rôle dans votre carrière. Est-ce un choix assumé ou plutôt les circonstances ?

LR : Le baroque, c'est la musique que j'écoute pour moi-même. C'est sûr, on vous met vite dans des cases, mais cette place du baroque dans mon agenda correspond bien à ce que j'ai envie de faire. Et puis cela me permet de ne pas refaire toujours les œuvres très connues, ce qui me convient bien : ce n'est pas un hasard si dans le premier disque que j'ai fait avec Sébastien Daucé, consacré à la musique anglaise, il n'y avait pas les tubes de Dowland ou de Purcell. Quand Sébastien m'avait proposé de faire un disque ensemble, il m'avait demandé quel répertoire je voulais faire, et j'ai tout de suite choisi le répertoire anglais. Nous avons fait ensemble quatre ou cinq rendez-vous à la Bibliothèque nationale de France pour lire plein de partitions, mais c'est lui, acharné du travail musicologique, qui a fait ensuite le travail sur les partitions, en allant chercher les manuscrits à la British Library ou à Oxford. Nous avons d'ailleurs par la suite fait aussi la Psyche et Cupid and Death de Matthew Locke, dans le même esprit.

Le disque sur la musique jouée à la cour de Suède, Northern Light, c'est la même chose. Il y a deux morceaux en suédois, mais ce sont surtout des compositions allemandes : des compositeurs allemands, mais aussi italiens, et très peu de suédois, si bien qu'on a du mal à identifier une identité musicale à part entière dans une vaste zone entre villes hanséatiques, Danemark, Suède, etc. En préparant notre disque Buxtehude autour des Membra Jesu nostri, on avait déjà mis pas mal de répertoire de côté, d'œuvres que nous avions regretté de ne pouvoir intégrer dans ce disque, cette musique allemande qui nous plaît tant, des lamenti comme Ach, dass ich Wassers genug de Johann Christoph Bach, mais aussi des musiques plus optimistes ou au moins plus neutres. Chaque recherche dans ce genre nous fait trouver beaucoup plus de répertoire à exhumer que nous ne pouvons en jouer, et cela demande aussi beaucoup de temps et d'énergie pour passer de la partition originale à une version qu'on peut jouer. Par comparaison, un récital d'air d'opéras déjà connus, cela peut marcher en concert, mais au disque ça a tellement été déjà fait, et ça ne raconte rien. Les gens qui sont curieux de ma voix m'attendent de toute façon sur des choses plus originales, plus bizarroïdes, avec un côté musique de chambre, intime.

Cela ne veut pas dire que je ne m'intéresse pas au répertoire plus classique : j'ai déjà aussi travaillé avec grand orchestre, mais l'expérience est moins intimiste, on ne peut pas faire de la musique en cercle. Je n'aurais rien contre, cela dit, me confronter au grand orchestre tel qu'on peut l'entendre dans le Chant de la Terre, que j'ai jusqu'ici simplement chanté dans la version réduite de Reinbert de Leeuw. On m'a proposé aussi Dalila, par exemple – ce n'est pas que ça ne me parle pas, mais ce n'était pas le bon timing, j'ai donc refusé. Ce n'est pas vraiment un problème de voix : j'ai déjà fait de la musique plus tardive, la technique vocale est la même, et je peux passer de l'un à l'autre sans problème. Et je me vois bien chanter à l'avenir des opérettes, ou des rôles chez Massenet ou chez Fauré.

RM : Vous avez fait cela dit aussi du contemporain, avec un disque Berio chez Harmonia Mundi.

LR : Oui, même si c'était finalement aussi avec des baroqueux, avec Geoffroy Jourdain et Les Cris de Paris. C'est Geoffroy qui me l'a proposé, mais j'avais de toute façon envie de faire les Folk songs depuis longtemps ; je voulais aussi faire la Sequenza III, mais je ne voulais pas m'y mettre toute seule parce que c'est trop complexe. J'y avais déjà pensé pour faire ces œuvres avec Rachid Safir, mais il est parti à la retraite ; je n'y pensais plus quand Geoffroy me les a proposées. On a fait les Folk songs aussi en concert, pas la Sequenza qui est peut-être plus difficile à programmer ; c'est dommage parce que, une fois qu'on le maîtrise bien, Berio donne tellement de libertés dans la partition ; on peut partir sur n'importe quelle note pourvu qu'on respecte les intervalles prévus par Berio, sans doute avec Cathy Berberian : on peut partir sur l'intonation qui nous paraît la plus évidente, la plus facile, la plus efficace. En contemporain on m'avait proposé aussi Le marteau sans maître, mais ça ne s'était pas fait ; j'ai déjà chanté du Kodaly, du Ligeti, notamment Le Grand macabre. J'ai aussi travaillé avec des compositeurs, à partir d'improvisations, dans le cadre des Jeunes solistes, mais nos plannings ont fait que ça n'est pas allé jusqu'à la création.

RM : Comment voyez-vous l'évolution de votre voix, aujourd'hui et à l'avenir ?

LR : Je la sens évoluer un peu plus vers l'aigu ; il y a plein de choses dans le grave qui deviennent un peu plus pénibles ; pour vocaliser efficacement dans le grave, je gaspille désormais trop d'air, si bien que je suis plus heureuse aujourd'hui dans un vrai répertoire central de mezzo-soprano, ni trop aigu, ni trop grave ; dans Giulio Cesare, je fais quand même des cadences qui vont chercher des sols, à un autre moment je fais aussi un mi grave sans que ce soit un problème, mais un seul suffit. Il faut anticiper l'évolution, puisqu'on nous propose des rôles trois ans avant ; j'ai accepté des rôles pour l'avenir que je ne connais encore pas du tout : avant d'accepter, j'ai écouté, j'ai regardé le rôle dans la partition quand c'était possible ; je me suis dit que si on me trouvait légitime pour ce rôle c'est que ça doit aller. Je vais chanter par exemple la Cieca dans La Gioconda, au pire je peux prévenir un an à l'avance si je sens que ça ne va pas aller. Et en tout cas ça ne m'empêche pas de continuer à chanter le répertoire baroque, avec des rôles de Vivaldi, de Haendel notamment dans les prochaines années.

C'est une évolution intéressante : les gens ne s'interdisent plus de chanter ce qu'ils ont envie de chanter. Après tout, on m'a proposé – et je n'ai pas encore décidé – de chanter l'Évangéliste dans la Passion selon saint Jean ! Il y a aussi des sopranistes en ce moment qui décoiffent ; de mon côté, Sébastien Daucé m'a proposé de chanter David dans le David et Jonathas de Charpentier, ce qui m'attirait bien, mais finalement je me suis dit que moi-même en tant que spectatrice, je préférais entendre une vraie voie de haute-contre plutôt qu'une voix comme la mienne. Je ne sais pas quelle longueur de carrière ils auront, comment ces voix vont évoluer, c'est assez nouveau : Federico Fiorio dans Giulio Cesare, mais aussi Maayan Licht qui travaille notamment avec Max Emanuel Cenčić, Bruno de Sá, qui chantent aussi des airs pour voix de femme, Donna Elvira par exemple.

Crédits photographiques : © Igor Studio

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