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A Bruxelles : portrait de la compositrice Apolline Jesupret sous dominante Bleu ardent

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Bruxelles. La Tricoterie. Apolline Jésupret (née en 1995) : Trois pièces pour piano solo : De Glace, De Lave, Lueurs immergées. Le Rêve d’Elea, version pour piano et quintette à cordes; Dans l’air du soir, sept miniatures pour violon solo. Ardeurs intimes, concerto pour violon et cordes – version de chambre. Apolline Jésupret, piano; Maya Lévy, violon, quintette à cordes de l’Ensemble Musiques Nouvelles, Jean-Paul Dessy, directeur musical.

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En collaboration avec l' de Mons,  la Tricoterie nous invite à un concert monographique consacré à la jeune et talentueuse compositrice belge Apolline Jesupret : un évènement placé sous dominante bleue, couleur fétiche de la musicienne. 

La Tricoterie, ce lieu bruxellois voué aux croisements des cultures, est une fois de plus  le théâtre d'une superbe révélation, avec ce concert entièrement dédié à la musique de l'à-peine trentenaire . Déjà à la tête d'un foisonnant catalogue, la compositrice nous propose une œuvre d'une étonnante diversité ; sise entre fragilité bruitiste et vestiges tonaux, entre chuchotements raréfiés et déferlements rythmiques. Par ces éléments d'une nouvelle et poétique grammaire sonore, Apolline Jesupret exalte une singulière et fascinante « panconsonance », une « harmonie retrouvée où l'énergie vibratoire  – avec cette profusion de trilles et de trémolos – mène à une forme de sacralisation du phénomène sonore, jusqu'à la transe (Pulsion, le final de son concerto pour violon).

La compositrice se taille déjà en Belgique une enviable réputation. Son talent inné et sa démarche compositionnelle originale – oscillant entre raison et passion, écriture et instinct, modernité reconsidérée et réminiscences historiques – séduisent un vaste auditoire dès la première écoute, sans jamais tomber dans les pièges de l'easy listening. Au-delà des sortilèges d'une écriture très aboutie (fruit d'études de composition avec ), c'est par le naturel de l'expression et de l'émotion qu'elle touche, et au plus profond, le cœur et l'esprit de l'auditeur.

Ce portrait assez chambriste commence sur la pointe des doigts. La compositrice elle-même prend possession de la scène et du clavier : excellente pianiste au toucher raffiné — ce qui n'exclut nullement une puissance de feu —, formée par au Conservatoire Royal de Mons puis à l'Université de Montréal, elle nous gratifie de trois courtes pièces écrites un peu dans la très libre descendance des préludes debussystes – par leur statisme harmonique- ou des poèmes scriabiniens – par leur incandescence quasi mystique.

Le diptyque De glace (2022) / De Lave (2024) s'inspire de deux toiles de la peintre Julie Thériault. La première pièce fibre l'espace sonore par l'expansion lente mais constante d' un matériau minimal (rythmique obstinée, empilement des quintes), explorant la texture « froide » immuable cristalline d'un iceberg, lentement « polluée » par des altérations structurelles ou harmoniques : apparaissent dès lors par « impureté » des reliefs monodiques et des fragments thématiques insoupçonnés. La seconde miniature, balayant toute l'étendue du clavier, de l'extrême aigu des premières mesures aux profondeurs abyssales au paroxystique mitan du parcours, propose une autre étude de sonorités, plutôt néo-modale, d'un grandiose éventail de nuances vrombissantes et magmatiques. Assez antérieures (2019), les Lueurs immergées procèdent un peu des mêmes oppositions de registres et de couleurs rythmiques —  entre vastes à-plats coloristes et bribes d'ostinati rythmiques, dans le souvenir lointain mais prégnant de sonorités opposées où forme, teintes et registres se répondent.

Ce piano « dompté » est ensuite serti d'un quintette à cordes pour Le Rêve d'Éléa, quatre moments musicaux inspirés du roman La Nuit des Temps de René Barjavel — où l'héroïne, sorte d'Isolde des temps immémoriaux, s'éveille après une léthargie glaciaire de 900 000 ans ! C'est une œuvre à la rencontre des gestes physiques (le souffle des instrumentistes), des bruits acoustiques (par effet de percussions ou de frottements sur la caisse de résonnance des instruments), des sons inédits (le jeu pincé et glissandi à même les cordes du piano) et de la pure pratique instrumentale souvent sublimée aux frontières du silence.

Après ce singulier sextuor à clavier, l'espace est recentré sur le violon solo magnétique de la talentueuse Maya Lévy pour les  sept miniatures Dans l'air du soir — au titre inspiré de Baudelaire et de …Debussy. L'engagement de la soliste est total : entre nuances infinitésimales (les harmoniques de Tendre vanille ou de Conifère gelé) et extraversion du jeu magnifié par une solide technique d'archet – tour à tour évanescent (Vapeurs d'iode) ou incisif (Poivre rose, Menthe poivrée). La violoniste trouve le ton juste – au gré des immenses libertés qui lu sont laissées – pour chacune ces sept évocations de fragrances (Ardbeg), de parfums vaporeux (Encens et lumière), d'huiles essentielles ou de saveurs diverses…

Maya Lévy est par ailleurs également l'instrumentiste inspiratrice, créatrice et dédicataire du concerto pour violon (2023) Ardeurs intimes, initialement conçu avec l'accompagnement d'un grand ensemble de cordes mais donné ce soir avec l'idoine acuité et l'écrin plus pudique du seul quintette à cordes. L'œuvre est inspirée tant par le pur geste instrumental d'ascendance virtuose – que par la chronologie et l'évolution effervescente  d'une rencontre amoureuse alors vécue par la compositrice. D'une écriture harmonique chatoyante et d'un impalpable raffinement, ce concerto, avancée majeure de son autrice vers la grande forme, est conçu dans la tradition classique, en trois mouvements repeints aux couleurs du Temps et finement liés par d'étroites concordances motiviques.

L'augurale Vibration se veut traduction d'un cœur soudainement en alerte folle, par ses incessants trémolos et d'évocateurs glissandi. Contemplation, mouvement lent d'une intense effusion lyrique et à l'indolente grâce, renoue à sa manière avec la  geste concertante du grand répertoire romantique sans aucune citation stylistique ou textuelle  : seuls les motifs du premier temps y réapparaissent comme floutés ou évanescents. Enfin, Pulsion, d'une exaltation rythmique très folk menant à une effusive et délurée cadence, évoque sans ambages la fièvre érotique et la fusion des corps par le savant enchevêtrement instrumental. Il s'agit bien d'une vivifiante extase vécue au gré d'un moment élu, très évocateur par-delà le pur geste instrumental. Maya Lévy sublime cette partition écrite sur mesures pour elle : elle est la matérialisation même de la Grâce, vertu musicale et philosophique sise à la juste intersection de l'hédonisme sonore le plus extraverti et de la  discipline instrumentale la plus concentrée.

Il convient d'associer à la réussite de ce concert les musiciens de la formation de chambre de l', et, son directeur artistique, . Formidable violoncelliste, catalyseur d'idées, et compositeur lui-même souvent inspiré, il a su fédérer les talents autour de ce singulier projet , et tous les musiciens — les violonistes et , l'altiste , ou la contrebassiste Mariana Fernandez — méritent d'être nommés : ils participent par émulation musicale et implication attentive à la réussite de ce portrait d'une jeune compositrice pour le moins originale, dont la création en juin dernier, au Botanique bruxellois du concerto pour violoncelle Hêtre, sous l'archet inspiré de avait été justement fêtée.

Crédits photographiques © Cédric Hustinx & ResMusica 

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