Sufi’s Saraband à Genève : le déluge musical universel de Keyvan Chemirani
Après son enivrant Negar pour Montpellier, le percussionniste et compositeur Keyvan Chemirani entraîne le gratin de la sphère baroque au cœur de La Cité Bleue pour un voyage sans frontières.
En 2010, à Ambronay, Leonardo García-Alarcón révélait un compositeur (Michelangelo Falvetti), une œuvre (Il diluvio universale) mais aussi un artiste (Keyvan Chemirani) dont l'apport percussif ne compta pas pour rien dans la redécouverte des formidables oratorios (Nabucco suivit en 2012) du compositeur italien. Depuis, le percussionniste a fondé, avec son père Djamchid, musicien iranien installé en France depuis 1961, et son frère Bijan, second héritier de l'art paternel, le Trio Chemirani. Friand de rencontres, à l'instar du chef argentin qui l'avait invité à infiltrer le monde de la musique occidentale, comme à l'instar de ce père aux collaborations historiques (le Maharabatha avec Brooks, Béjart), Keyvan Chemirani, après avoir créé l'ensemble Jasmin Toccata avec Thomas Dunford et Jean Rondeau, récidive avec The Modal Experience : ce qui n'est pas de trop lorsque l'on est animé du désir d'organiser la rencontre de sphères musicales jusque là inconciliées bien qu'elles aient beaucoup en commun, ne serait-ce que la basse obstinée et le oud.
C'est sur Il diluvio universale que se produisit la rencontre Chemirani/Dunford. Luthiste de référence, Thomas Dunford est au rendez-vous de Sufi's Saraband, qui embrasse aussi le geste de la claveciniste Violaine Cochard, et l'art du joueur de lyra Sokratis Sinopoulos. On aura deviné le ton de la soirée à l'énoncé de ces trois éminents artistes : une rencontre au sommet des traditions orientales et baroques.
Quelques relectures de pièces de Purcell (l'injustement méconnue et irrésistible Chaconne ZK 680), de Dowland (Lachrimae), Eccles (The Mad Lover) et une citation de Bach (Herzlich tut mir verlangen) exceptées, les compositions (qui font la part belle à l'improvisation) sont de Keyvan Chemirani. Comme celles de Negar elles touchent au cœur, à l'esprit, à l'âme.
Annoncée d'une durée d'une heure et quart, la soirée avoisine les 90 minutes, ce dont on ne se plaindra pas. L'intérêt ne faiblit jamais à l'écoute de l'élémentaire beauté des quatorze pièces, capté par la science du son propre à La Cité Bleue, au plus proche du son spécifique de chaque instrumentiste. Les passages à découvert sont des plus étreignants : la lyra de Sokratis Sinopoulos envoûte, le clavecin joueur de Violaine Cochard réjouit (fourmis dans les jambes assurées avec l'intro de la Chaconne avec Chemirani, un duo qui ne le reste pas longtemps), l'archiluth de Thomas Dunford, d'un unique arpège égrené, fait surgir l'Orient fantasmé des Mille et une nuits pasoliniennes, aussi musicales que cinématographiques. L'arsenal percussif (zarb, santour…) des frères Chemirani (à jardin Bijan, à cour Kevyan) cadre cette bande-son voyageuse discrètement veillée par son maître d'œuvre.
La soirée n'est pas que musicale, qui ambitionne de ramener au premier plan l'inspiratrice de la percussion iranienne : la poésie. Celle de Jãlãl al-Din Rûmî, poète soufi du XIIIe siècle et celle de Forough Farrokhzad, auteure iranienne progressiste des années 50 et 60 disparue en 1967. Du Homme est mon désir de celui-là au Jetons au vent cette hypocrisie que l'on nomme piété de celle-ci, la trajectoire est claire d'une utopie rêvée par-delà les siècles d'un monde qui ne serait qu'harmonie sensuelle et libertaire.
Chantés en persan, les textes s'échappent de la bouche de la merveilleuse Negar montpelliéraine Aida Nosrat (impressionnants sons gutturaux), ponctuation centrale du plateau. Des surtitres surplombent un écran consacré à l'art musicalligraphique de Bahman Panahi, lequel a fait le voyage à La Cité Bleue pour y être filmé en action : c'est sa main que l'on voit actionner le qalam qui trace sur certaines pièces les vagues et volutes d'un art millénaire. Autre point focal de cette réunion de talents, l'envoûtante danse soufie de Rana Gorgani, le samã, né au XIIIe siècle de la poésie incantatoire et des enseignements de Rûmî. Le derviche tourneur est ce soir une femme dont les bras, sortis d'étoffes tournoyantes changeant de couleur à chaque apparition, prônent l'union de la terre et du ciel, « l'invitation à l'amour universel et au dépassement de soi ». C'est le message d'une soirée dont le synergétique universalisme est reçu en apesanteur par un auditoire comblé dans une salle comble. Quelle plus vibrante adresse au mouvement iranien Femme, Vie, Liberté que cette que ces deux femmes libres de chanter, de danser…
Après le bis, la voix humaine de Keyvan Chemirani, intarissable au micro quant à ses compagnons de jeu (« de belles âmes »), continue de faire pleuvoir l'ondée régénératrice que l'on ne voudrait jamais voir tarie de ce providentiel nouveau déluge (musical) universel.












