Mirga Gražinyté-Tyla, envoyée au Goulag, crée la Symphonie n°13 de Weinberg
Suite et fin du cycle Chostakovitch-Weinberg par Mirga Gražinytė-Tyla, qui se conclut par l'arrestation surprise de la cheffe lituanienne pour être envoyée au Goulag, avant la création mondiale de la 13e Symphonie de Weinberg.

Après un concert d'ouverture centré sur les deux dernières symphonies achevées par les deux amis Chostakovitch et Weinberg, et qui avait mis en exergue le regard propre de chacun sur sa vie, les deux concerts symphoniques suivants ont apporté leur lot de joies musicales et de matière à réflexion sur le cours du monde.
Le 18 novembre Mirga Gražinyté-Tyla met en regard deux solistes instrumentaux dans des concertos de Weinberg, et deux solistes vocaux dans la Symphonie n°14 de Chostakovitch.
Mathilde Caldérini, flûte supersoliste du Philhar' ouvre le programme avec le Concerto pour flûte et orchestre n° 1 (1961), que la cheffe a enregistré pour DG avec Marie-Christine Zupancic, la flûtiste solo de l'orchestre de Birmingham. La comparaison est des plus intéressantes. Face à l'interprétation vif-argent proposé par la musicienne allemande, la Française ne manque pas non plus d'espièglerie mais avec une sensibilité, une présence qui envoûte. Elle fait merveille dans le prégnant Largo central. On se demande pourquoi cet instrument pourtant réputé pour son pouvoir… enchanteur n'a pas davantage suscité l'intérêt des compositeurs. De ce concerto, on espère que Mathilde Caldérini le gardera à son répertoire.
Gidon Kremer défend le Concertino pour violon et orchestre à cordes, composé à l'été 1948 en plein traumatisme de la condamnation de Weinberg par Jdanov pour formalisme. Weinberg s'attache à composer une musique qui lui ressemble, mais en réduction. La Cadenza est brève, le Lento-Adagio a un charme prenant mais sans s'éterniser, la valse divagante et la course finale s'interrompent vite. C'est plus le jeu d'une vie que l'interprétation du soir qui capte l'attention ce soir, et en phase avec le programme sous-jacent de tout ce cycle, Kremer donne en bis une pièce de Valentin Silvestrov à la décantation évoquant alla Bach, que le violoniste dédie à « l'Ukraine qui souffre de l'invasion russe. »
La Symphonie n° 14, dont le Philhar' a signé un superbe enregistrement dirigé par Mikko Franck (Clef ResMusica, Alpha), a les couleurs livides et la netteté requises. Aušrinė Stundytė, qui a délivré une prestation des plus impressionnantes en Lady MacBeth à Genève en 2023 comme à Paris en 2019, se joue des difficultés vocales de la partition et délivre une leçon d'art dramatique. La basse Alexei Botnarciuc est des mieux chantantes, et s'inscrit aussi dans une veine d'interprétation plus lyrique que ténébreuse de cette symphonie. Il est le miel quand elle est la flamme.
À prendre le temps de considérer les protagonistes de la soirée, on se dit qu'on a assisté à un événement qui ne devrait pas en être un, à savoir un concert de femmes. Pas un concert féminin (la parité sur scène est quasi parfaite), ni féminisé (rien de girly dans cette soirée), ni féministe. Simplement un concert symphonique dont la conception, la direction et les éléments les plus remarquables sur le plan interprétatif étaient féminins. Combien compte-t-on de tels concerts dans nos saisons musicales ? En étant optimiste, on dira 1%. Avouons qu'il y a une marge légitime de progression.

Pour la conclusion du cycle, la cheffe a composé un programme chargé, avec une première partie lumineuse, la seconde chargée politiquement et émotionnellement.
La Suite n°4 du ballet La Clef d'Or (1955, révisé en 1962) basé sur un conte pour enfant entre Pinocchio et Pétrouchka, varie les atmosphères colorées et rythmées, mettant en valeur la petite harmonie et les vents (qui répondent bien présents ce soir), et qui évoque le Roméo et Juliette de Prokofiev.
Suit le Concerto pour piano n°2 de Chostakovitch par Andrei Korobeinikov. Conçue en 1957 comme un exercice pour étudiants et dédiée à son fils Maxim, la pièce est effectivement diablement virtuose dans son dernier mouvement, avec un Andante central d'une grande beauté. Le pianiste adopte une approche de montée graduelle en puissance et percussivité dans l'Allegro initial, et est particulièrement inspiré dans l'Andante, où chaque main semble autonome pour mieux se servir l'une l'autre, la gauche formant une sorte de cocon sombre, diffus et résonnant dont la droite émerge avec un chant clair d'une grande pureté. Après l'épreuve digitale initiale réussie du premier mouvement et le sommet d'émotion de l'Andante, il est difficile de se réinvestir pleinement dans l'extrême virtuosité finale, le dernier mouvement étant moins convaincant sur le plan de la mise en place collective. Andrei Korobeinikov offre en bis un Prélude et fugue en ré majeur et un Aphorisme pour donner à entendre le Chostakovitch architecte inscrit dans trois siècles d'histoire ! Il est tout de même mystérieux que cet opus 102 reste aussi marginal dans les programmes de concert.
La cantate L'Antiformaliste Raïok ouvre la dernière séquence de ce grand cycle. Œuvre composée pour le tiroir après la mise à l'écart par Jdanov en 1948, sans numéro d'opus, créée en 1989 par Rostropovitch au crépuscule de l'URSS, la compréhension de son importance va grandissant, cinquante ans après la disparition du compositeur (voir notre analyse plus détaillée dans l'album Shostakovich Discoveries chez DG sorti cette année et nominé aux ICMA). Cette satire sur le combat entre musique « réaliste » et « formaliste » pourrait paraître datée et illisible aux non-spécialistes de l'histoire soviétique, elle résonne au contraire de manière étonnement actuelle ce soir, tant notre époque contemporaine connaît la même confrontation de blocs, entre tenants d'un retour aux fondamentaux d'un passé à la grandeur mythifiée, et partisans d'une évolution vers toujours plus de diversité dans l'expression et la reconnaissance des individus qui font société. La basse polonaise Aleksander Teliga incarne avec soin les différents rôles, et a l'abattage comique requis, et les interventions du Chœur de Radio France réparti au sein du public donne toute la vie requise. Quand une partie des choristes descendent sur scène pour se transformer en miliciens d'opérette et qu'un agent de sécurité intervient pour faire arrêter plusieurs musiciens séditieux de l'orchestre, que la cheffe elle-même est emmenée mains croisées en arrière et tenue par la nuque, pendant que l'orchestre continue à vide, on s'amuse de cette mise en scène… mais on a aussi un pincement au cœur car l'avertissement de la cheffe lituanienne est clair : aujourd'hui mon arrestation est une farce, mais demain ?
Couronnement du cycle, Mirga Gražinytė-Tyla donne la création mondiale de la Symphonie n° 13 de Weinberg. L'œuvre a été enregistrée pour Naxos par Vladimir Lande et l'Orchestre d'État de Sibérie en 2017, par un chef qui est un bon connaisseur de Weinberg, mais elle n'avait donc pas été donnée en concert. Elle avait été composée en 1976 à la mémoire de sa mère, déportée du ghetto de Varsovie et assassinée le 3 novembre 1943 lors de la liquidation du camp de travail de Trawniki. Il est problématique d'exprimer des considérations artistiques sur une œuvre de mémoire portant sur des événements personnels et collectifs d'une telle nature, et c'est peut-être cette difficulté là qui a tenu éloignée cette symphonie des salles de concerts depuis presque 50 ans. D'une durée de 35 minutes, sombre nécessairement, issue du silence et retournée au silence, elle contient les éléments qui font tout le prix de la Symphonie n° 21 Kaddish, à savoir un grand effectif utilisé à bon escient avec nombre d'interventions solistes, cantilène aux cordes, des climax douloureux et impressionnants mais aussi une douleur marquée de dignité et d'une noblesse populaire, simplement humaine. Les effets de statisme dans le dernier tiers de la symphonie, avant la conclusion donnée aux instruments solistes, nous ont paru plus difficiles à cerner. Peut-être une question de concentration difficile à maintenir après un concert aux atmosphères contrastées entre brillance virtuose et sombres perspectives.
Mission accomplie pour Mirga Gražinytė-Tyla et l'Orchestre Philharmonique de Radio France, Weinberg et Chostakovitch incarnent une amitié musicale et humaine d'une pleine actualité pour notre Europe de l'Ouest du premier quart du XXIᵉ siècle.
Crédit photographique : Mirga Gražinytė-Tyla à l'issue de la création de la Symphonie n°13 de Weinberg le 21 novembre 2025 (couverture et première photo). Mirga Gražinytė-Tyla salue Aušrinė Stundytė, soprano; Alexei Botnarciuc, basse à l'issue de la Symphonie n°14 de Chostakovitch
Le premier concert du cycle :
Mirga Gražinyté-Tyla marque le Philhar' par un cycle Chostakovitch-Weinberg









