Gianni Schicchi et Cavalleria Rusticana : le vérisme fait vibrer Verbier
Enthousiasmante soirée d'opéra au Verbier Festival, grâce à un engagement artistique sans faille, avec deux bijoux de l'opéra vériste : Gianni Schicchi de Giacomo Puccini et Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni.
Le 1er août 2016, la scène du Verbier Festival vibrait à un Falstaff d'anthologie de Giuseppe Verdi grâce à la présence éblouissante de Bryn Terfel et à la formidable direction d'orchestre de Jésus Lopez Cobos. Qui aurait pu penser que la mémoire de cette soirée soit ravivée neuf ans plus tard avec le même Terfel galvanisant l'audience des festivaliers et entraînant ses collègues dans une époustouflante prestation du rôle-titre de Gianni Schicchi de Giacomo Puccini ? Certes le baryton basse n'est pas seul responsable de cette nouvelle inoubliable pierre au palmarès du festival, mais il en restera l'élément qui a permis à chacun des protagonistes de s'élever au-delà de ce qui fait de chacun un musicien, un chanteur, un acteur. Lorsque dans un spectacle d'opéra tout s'enchaîne, tout se potentialise, c'est un bonheur pour les yeux, les oreilles.
Les lumières s'abaissent. Les musiciens de l'orchestre cessent leur petit commerce de répétition d'un trait, d'une phrase, d'une triple croche de dernière révision. Le silence se fait dans la salle. Sous les applaudissements conventionnels et polis du public, les premiers protagonistes entrent en scène et se placent en rang d'oignons sur le devant de la scène. Ils sont là, têtes baissées, mines renfrognées. Étrange attitude pour des artistes qui vont chanter un opéra. Auraient-ils été semoncés avant d'entrer en scène ? Aurait-on rabattu leur cachet ? Même le chef Andrea Battistoni jette un regard étonné à ses chanteurs. Ces boudeurs sont les familiaux du riche Buoso Donati qui vient de mourir léguant toute sa fortune aux moines. Désespérés, il font appel à l'astucieux Gianni Schicchi qui se proposera de prendre la place du défunt, dont la ville ignore encore la mort, pour demander au notaire d'annuler tous les précédents testaments. Et de dicter un nouvel opus où, bien entendu, Gianni Schicchi se « lègue » la majeure partie de la fortune de Buoso Donati. Cette étonnante première image des chanteurs n'est en réalité qu'une des actions mises en scène que le chef d'orchestre et les solistes ont définis au cours des répétitions. Des images, des petits détails de mise en espace qui sont autant de pépites illustrant l'aspect burlesque de cet opéra porté à son paroxysme de comique avec la présence scénique incommensurable de Bryn Terfel.

Dès son entrée, la scène s'anime d'une seconde vie. Non pas qu'elle fut terne jusqu'ici mais, à l'aune du livret, de la truculence du personnage, les situations se précipitent. A ce jeu, les qualités scéniques de Bryn Terfel font mouche. Avec son sens aigu du comique, il habite un personnage roublard, astucieux, déterminé dont le timbre de voix n'a que faire d'une vocalité léchée comme le voudrait le bel canto. D'ailleurs, si la projection vocale et le volume sonore restent au rendez-vous du chanteur, les sons sont parfois arrachés, la bouche se tord, et quelques ricanements cachent habilement un timbre vocal qui a perdu de sa beauté. Mais qu'importe, le comique a ses exigences que la pureté du chant lyrique peut ignorer. A ses côtés, il faut s'incliner devant la prestation de Elena Zilio (La Zita), véritable phénomène de la scène. Du haut de ses 84 ans (!), la soprano italienne n'a rien à envier avec la puissance vocale de ses jeunes collègues. Grâce à une technique vocale éprouvée, elle contient son vibrato, contrôle impeccablement son diaphragme et malgré quelques rares notes qui poitrinent, la ligne de chant reste d'une fermeté incroyable. Et quelle admirable diction ! Avec la finesse interprétative de la soprano Ying Fang (Lauretta), l'air O mio babbino caro s'envole à la grâce de pianissimo d'une grande beauté. Il faut reconnaitre au ténor Sungho Kim (Rinuccio) l'audace d'aborder un rôle dont l'air Firenze è come un albero fiorito est parmi les plus difficiles du répertoire. Il s'en sort assez bien avec des aigus bien placés quoique un peu courts. Quant aux autres rôles, l'homogénéité du plateau est telle qu'il est impossible d'attribuer un quelconque accessit à l'un ou à l'autre des chanteurs en présence. Tout juste si nous avons aimé le timbre vocal du baryton-basse Ossian Huskinson (Simone) et des sopranos Ellen Pearson (La Ciesca) et Katrina Paula Felsberga (Nella).
Le Verbier Festival Orchestra livre une formidable prestation, modulant la musique bien particulière de cet opéra de Puccini. En effet, avec Gianni Schicchi, à l'exception des airs de Lauretta et de Rinuccio, la partition puccinienne se distingue par de fréquents à-coups, ruptures de mélodie, nécessitant une attention constante du chef. A ce jeu, Andrea Battistoni (remplaçant Fabio Luisi annoncé absent du festival trois jours avant ce concert) montre une aisance peu commune avec l'orchestre et les chanteurs.

En seconde partie de soirée, le très populaire Cavalleria Rusticana de Mascagni. L'intrigue de ce drame limite l'inventivité d'une mise en espace. Dès lors, dans une version concertante, la place reste strictement réservée au chant, comme le prouve la distribution vocale de haut vol prévue à cet effet. Les solistes en présence, la musique, les surtitres auraient pu suffire à sublimer cette soirée mais on a jugé qu'il fallait en rajouter avec un fond de scène baigné de projections vidéo. Ainsi on apprend avec des images de cartes postales jaunies que la Sicile est une île, qu'il y a des pêcheurs miséreux, des ruines de temples grecs, que le ciel est bleu et que les femmes ont des regards éplorés. Tout une iconographie scolaire aussi inutile que prétentieuse vis à vis du public.
Ne ménageons cependant pas notre plaisir à l'imposante musique de Mascagni que la baguette d'Andrea Battistoni exalte avec une fougue et une musicalité passionnées. Il emmène un Verbier Festival Orchestra aux anges dans d'immenses débordements lyriques noyant l'espace de musique. Vivant la musique intensément, le chef italien met tout son corps au service de l'expressivité. Lançant sa main, les bras tantôt explosant au-dessus de l'orchestre ou moulinant sur sa poitrine, il ne se ménage pas. Pas étonnant dès lors qu'il a été choisi pour succéder au démonstratif Gianandrea Noseda à la direction musicale du Teatro Regio de Turin.

Devant ce déferlement musical, la réponse du plateau vocal s'avère à la hauteur. La soprano Yulia Matochkina (Santuzza), remplaçant Lise Davidsen enceinte, élève sans problème sa voix au-dessus de l'orchestre. Si son instrument vocal est beau, comme nous nous en étions émus lors de sa prestation dans le Requiem de Verdi à Verbier en 2023, il manque peut-être du feu et du style nécessaires à ce personnage vériste. A ses côtés, on retrouve l'incroyable Elena Zilio (Mamma Lucia) qui habite l'impuissance du personnage d'une vocalité irréprochable et d'une sensibilité à fleur de peau. La technique du baryton Ludovic Tézier (Alfio) lui permet d'aborder sans problème l'agilité de l'ingrate entrée vocale de son personnage. Reste que nous avons regretté qu'une large partie de la noirceur et du bronze de sa voix n'était pas au rendez-vous. Charmante la voix de la jeune soprano Ava Dodd (Lola). Habitué du Verbier Festival, après ses apparitions dans Un Ballo in Maschera de Verdi en 2022 et le Requiem en 2023, le ténor Freddie De Tommaso (Turridu) impressionne par sa puissance, ses aigus. Si ses premières scènes apparaissent dans la récitation manquant quelque peu de théâtralité, son Viva il vino spumeggiante est empreint d'une opportune légèreté. Mais c'est dans la scène finale qu'il offre le meilleur de sa prestation avec un déchirant duo avec Elena Zilio (Mamma Lucia).
Cantonné en fond de scène, le chœur suisse Oberwalliser Vokalensemble s'avère admirablement bien préparé, soucieux qu'ont ses dirigeants de soigner la diction de l'ensemble autant que sa musicalité, toutes deux qualités qui émergent agréablement.
Crédit photographique : © Nicolas Brodard
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