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Désopilante, émouvante, intelligente : une épatante Carmen itinérante en Avignon

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Villeneuve lez Avignon. Ecole Montolivet. 18-VII-2025. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, Opéra-comique en quatre actes sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle éponyme de Mérimée. Mise en scène: Jeanne Desoubeaux. Scénographie : Cécilia Galli. Costumes : Alex Costantino, Nathalie Matriciani. Avec : Anaïs Bertrand, mezzo-soprano (Carmen) ; Kaëlig Boché, ténor (Don José) ; Jean-Christophe Lanièce, baryton-basse (Moralès/Escamillo) ; Agathe Peyrat, soprano (Frasquita) ; Pauline Leroy, mezzo-soprano, (Mercédès) ; Igor Bouin, baryton (Zuniga). Avec : Solène Chevalier (violoncelle), Flore Merlin, piano, orgue ; Vincent Lochet, clarinette. Direction musicale : Jérémie Arcache, Igor Bouin

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Dans le Off avignonnais, le Festival Villeneuve en scène invite en plein coeur de Villeneuve lez Avignon Carmen, le remarquable « opéra-paysage » proposé depuis 2023 par la Compagnie Maurice et les autres.


Immanquablement le terme d'« opéra-paysage », bien qu'emprunté au « théâtre-paysage » d'Alexandre Koutchevsky, évoque celui d'« opéra promenade » initié depuis 2000 par Charlotte Nessi, dont l'Ensemble Justiniana a effectivement « promené » quelques titres du répertoire lyrique dans nombre de recoins de Franche-Comté et même au-delà. Rien d'étonnant lorsqu'on découvre au générique de cette Carmen le baryton qui fut de l'aventure Justiniana, dont la fondatrice, aujourd'hui occupée à la création d'une résidence d'artistes (La Maison Justiniana), a tenu auparavant à œuvrer à une transmission, comme on a pu s'en rendre compte à l'été 2024 avec La Flûte enchantée de la compagnie Virêvolte, fondée par la soprano Aurore Bucher, autre compagne de route de l'aventure Justiniana. Précédé des éloges les plus flatteurs, Carmen, programmé du 8 au 20 juillet en Avignon aux abords de l'école Montolivet, fait effectivement figure de premier titre de gloire de Maurice et les autres, la compagnie fondée en 2015 par en hommage à Ravel dont L'Enfant et les sortilèges fut la première production.

La Carmen de Bizet relue par commence par le souriant coup de poing d'un prologue parlé au long duquel deux femmes seules ( et alias Frasquita et Mercedes) administrent très frontalement à un public accouru en masse une autoritaire leçon sur le harcèlement. La crainte du didactisme et de l'opportunisme est d'emblée évacuée par l'humour sans frein (la pudeur interdit de décrire ce que les deux jeunes femmes parviennent à faire faire à leurs élèves) et surtout l'écriture assez finaude d'un moment qu'on devine fondateur.

Les premières notes de musique sont tout aussi saisissantes : Flore Merlin, savoureusement fatiguée en pianiste de corps de garde (elle se lâchera chez Lilas Pastia), déroule longuement à la main gauche l'ostinato de « Sur la place, chacun passe… ». Il n'aura pas fallu davantage que ce petit quart d'heure pour être embarqué par la nouveauté d'une Carmen de deux heures d'horloge affranchie, à l'instar de son héroïne, de tous les canons en vigueur quant à la partition. Il manque nombre de numéros, Micaëla n'est que citée, l'Acte III seulement évoqué par une fragrance de son sublime Intermezzo, mais les tubes sont là. Les chanteurs, tous instrumentistes (il faut avoir vu le Toréador se déchaîner aux percus chez Lilas Pastia !) s'emploient avec un plaisir des plus communicatifs à révéler le minutieux travail d'une adaptation constamment étonnante (due à Jérémie Arcache et ) dans une orchestration sacrilège dont l'inventivité folle convaincra le plus rétif des puristes : violoncelle, clarinette, trombone, trompette, percussions, guitare, yukulele, et même un orgue philicorda très années soixante…

Vocalement on a fait appel au beau sérail de la nouvelle génération française : est une bien accorte Carmen, de surcroît des plus habiles à faire basculer la comédie dans le drame, après la baffe octroyée par José au mitant de l'action. Passant insensiblement du stade de quidam sans relief (ses compagnons de chambrée le chambrent « l'abruti ») à celui de meurtrier « par amour », , vraiment déchirant sur La Fleur que tu l'avais jetée, donne le frisson lors d'une scène finale d'une intensité maximale. Zuniga bien timbré, sait être aussi, comme on a pu s'en rendre compte dans ses précédentes prestations avec le Trio Musica Humana, le plus hilarant des maîtres de cérémonie. Une vis comica qui est aussi l'apanage de , la prestation de ce récent Pelléas en Moralès au petit pois, comme en Escamillo à la virilité narcissique, révélant les multi-fonctions d'un artiste qui n'est pas, loin s'en faut, le moindre atout d'un spectacle qu'on devine élaboré par une équipe particulièrement complice. L'Air des cartes, progressivement chanté par la quasi-totalité des intervenants est un très grand moment d'opéra.

Contrairement à la boîte noire des théâtres fermés, « le spectateur ne regarde plus un décor, il est dans le décor » : décrit très justement . L'Acte I, situé dans la cour de l'Ecole Montalivet, nous fait pénétrer dans l'intimité d'un corps de garde abonné à l'humour bas du front (Don José y est d'abord appelé Don Roger, la lecture de la lettre de Micaëla déchaîne rires gras et gestes au-dessous de la ceinture). La taverne de la bien revêche Lilas Pastia (Jeanne Desoubeaux soi-même) est une guinguette de plein air sous les pins, où l'on peut déguster une citronnade des mieux venues au terme d'une journée dans le cagnard avignonnais, où l'orchestre s'évade vers la musique yiddish, et vers Kraftwerk entre deux couplets d'Escamillo.

On snobe le III pour se rendre à l'arène du IV afin d'y assister à une corrida : « Vous verrez c'est très rigolo », allèche le factotum de service. Bien sûr rien de moins « rigolo » que la corrida imaginée par Jeanne Desoubeaux, surtout que son public est devenu celui de la corrida. On rit d'abord aux larmes à détailler le commentaire muet au ralenti du petit groupe tétanisé devant le piano par le crescendo de la violence, avant de retenir son souffle lorsqu' Escamillo revient face public les mains pleines de sang. Et plus encore lorsqu'après les derniers mots de José, prolongés d'un silence interminable, accablant, et vraiment mémorable, au cours duquel le souvenir du prologue parlé inaugural de cette Carmen fait son retour dans les cerveaux. Avec cette idée autrement puissante que celle d'un Leo Muscato faisant abattre José par Carmen à Turin, se clôt à Avignon un spectacle qui, ambitionné comme « joyeux, collectif et politique », aura effectivement su rendre service à la cause qu'il souhaitait défendre.

Crédit photographique : © Jean-Louis Fernandez

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Villeneuve lez Avignon. Ecole Montolivet. 18-VII-2025. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, Opéra-comique en quatre actes sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle éponyme de Mérimée. Mise en scène: Jeanne Desoubeaux. Scénographie : Cécilia Galli. Costumes : Alex Costantino, Nathalie Matriciani. Avec : Anaïs Bertrand, mezzo-soprano (Carmen) ; Kaëlig Boché, ténor (Don José) ; Jean-Christophe Lanièce, baryton-basse (Moralès/Escamillo) ; Agathe Peyrat, soprano (Frasquita) ; Pauline Leroy, mezzo-soprano, (Mercédès) ; Igor Bouin, baryton (Zuniga). Avec : Solène Chevalier (violoncelle), Flore Merlin, piano, orgue ; Vincent Lochet, clarinette. Direction musicale : Jérémie Arcache, Igor Bouin

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1 commentaire sur “Désopilante, émouvante, intelligente : une épatante Carmen itinérante en Avignon”

  • Vuillaume dit :

    Tout le monde sait comment finit cette histoire : avec un couteau dans le coeur.
    Et pourtant, quand le poignard de la vie nous transperce nous aussi,
    on peut le retirer sans trop souffrir et panser la blessure
    avec les émotions éblouissantes de cette soirée.

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