La musique au cinéma, la presque-somme de Michel Chion
Fayard réédite dans une version « refondue » et « complétée », la somme que Michel Chion avait consacrée en 1995 à l’art spécifique (le onzième ?) de la musique de film.
L’invraisemblable allégation « une bonne musique de film est une musique qui ne se remarque pas » semble avoir vécu. Les amoureux d’un genre enfin reconnu (bien qu’il fût compagnon de route de la première heure du 7e art) embarqueront avec délices dans le voyage temporel auquel les convie un Michel Chion décidé à élucider un bien troublant mystère : « Une musique dans un film ne s’y dissout pas, mais elle en est modifiée tout en le modifiant .»
De l’attente du parlant avec le « chronophone Gaumont » de 1895 (synchrone avec la projection), de l’accompagnement en direct aux raffinements sonores d’aujourd’hui, le cinéma a été vecteur providentiel d’une sorte d’« esperanto musical » (quoiqu’en dise l’auteur), parlant toutes les musiques : quel écart entre les B.O. de La Planète des singes et de La Leçon de piano, comme entre celles de Delerue pour Le Mépris de Godard et de Pierre Jansen pour Le Boucher de Chabrol ! Morts ou vivants, les grands compositeurs ont toujours intéressé les grands cinéastes : Britten illumine le Mauvais sang de Carax et Resnais ouvre son écran à Henze comme à Berger… Et rares sont les cinéastes dont la musique particulière parvienne à se suffire à elle-même, à l’instar de celle de Rohmer.
Le long voyage se décline en trois étapes : 125 ans de compagnonnage, Les trois visages de la musique au cinéma, 60 films pour raconter une histoire. La musique de film fut d’abord classique (la Chevauchée des Walkyries commença très tôt sa carrière cinématographique) puis originale (Saint-Saëns pour L’Assassinat du Duc de Guise) avant de générer de fameux tandems : Hermann/Hitchcock, Fellini/Rota, Truffaut/Delerue, Leone/Morricone, Demy/Legrand, Nyman/Greenaway, Burton/Elfman, Miyazaki/Hisaishi, Honoré/Beaupain, Chazelle/Hurwitz…
Michel Chion, au tamis d’un impressionnant nombre d’exemples, invite au nécessaire distinguo entre musique diégétique (« appartenant à l’action ») et musique de fosse (« émanant d’une source imaginaire »). Il invente des néologismes bienvenus pour parler des musiques « anempathiques » : contrepoints plutôt que surlignages de l’image. Le compositeur de musique concrète qu’il est n’évince aucune source sonore, louant la symphonie bruitiste du Dancer in the dark de Lars Von Trier tout en étrillant très injustement la partition bellement wagnérienne de Björk. Trop indulgent avec le pompier John Williams, il est attentif à la musicalité frémissante du style filmique d’un Terrence Malick, détaillant fort à propos sa sublime Ligne rouge. Il est en revanche vraiment trop bref avec les deux diamants entièrement chantés de Jacques Demy, bien qu’il se rattrape avec une attention judicieuse à l’endroit du second, cette Chambre en ville (superbe partition de Michel Colombier) à laquelle il souhaite même une future vie sur les planches des maisons d’opéra.
Admirateur de La Flûte de Bergman, Chion voit également juste quand il affirme que des films-opéras amidonnés des années Toscan du Plantier, ne se détache guère que le génie du Parsifal de Syberberg et quand il remet en lumière le probable fleuron du genre : E la nave va de Fellini. Il n’oublie ni Michel Deville et ses films quasi-dirigés de l’au-delà par des compositeurs disparus, ni les films consacrés à ces mêmes compositeurs comme l’impressionnant Music lovers de Ken Russell.
Si l’envoûtant India song de Marguerite Duras/Carlos d’Alessio a la place que mérite ce film-phare de l’histoire de la musique de film, on s’agace de voir l’auteur s’égarer quand il écrit son scepticisme face à la réussite des Chansons d’amour de Christophe Honoré/Alex Beaupain, audacieuse tentative de redorer le blason d’un genre rêvé par Demy et si peu fréquenté depuis.
Quelques omissions détonnent dans un contexte aussi riche : les balises majeures, dans le genre du ciné-concert, que sont Le Mécano de la Générale (Joe Hisaishi) et surtout La Belle et la bête (Philip Glass). Cette réécriture du célèbre film, sortie en 1995 (l’année où Chion faisait paraître la première mouture de sa Musique au cinéma !) calquée au millimètre sur les images de Cocteau, transformée en opéra d’un style inédit, n’est même pas citée dans la très fournie chronologie finale. Le compositeur américain, longtemps personna non grata dans la France boulézienne, se voit par Chion réduit à un simple compositeur « en vogue », auquel échoit même une des rares erreurs de l’ouvrage (c’est Akhnaten et non sa Symphonie n° 3 qui fait son effet dans Leviathan). Koyaanisqatsi, annoncé à sa sortie en 1982 comme « le premier film où l’on voit la musique et où l’on entend les images », est toisé d’un mot (« recherche »). Le si original Mishima, qu’on aurait lui aussi imaginé en manne providentielle d’une telle étude, est aux abonnés absents. Bien que Chion eût prévenu du caractère non exhaustif de sa démarche, cette étrange surdité face à un compositeur attiré par d’audacieux projets de cinéma, de la part d’un auteur-compositeur-réalisateur-chercheur-enseignant, ne laisse pas d’interroger. Comme il le professe si judicieusement, « le cinéma est au singulier mais les films comme les musiques sont au pluriel.»
Plus de détails
La musique au cinéma. Michel Chion. 1 livre Fayard. 536 pages. 26 €. Février 2019
Fayard