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Morton Feldman : un orateur au Festival de Middelbourg dans les années 1980

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Au-delà du style / Conférences, masterclasses, conversations à Middelbourg, 1985, 1986, 1987. Morton Feldman. Philharmonie de Paris Éditions. Traduit de l’anglais par Jérôme Orsini. 592 pages. 30 €. Novembre 2021

 

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Neuf conférences, sept conversations, deux masterclasses et une introduction de composent cet imposant et riche ouvrage, recueil d'autant plus précieux que l'on trouve très peu d'écrits en France sur ce créateur aussi singulier qu'important dans le paysage musical contemporain.

Invité de 1985 à 1987 au Festival Nieuwe Muziek de Middelbourg, aux Pays-Bas, s'y exprima oralement, soit devant un parterre de jeunes musicologues, soit sous forme de dialogues avec d'autres musiciens. Au-delà du style est un mélange de propos tantôt simples tantôt sibyllins, d'anecdotes variées, de références culturelles, de gouaille, de rires, de moqueries aussi : plus, finalement, un long monologue qu'une véritable série d'échanges, au cours duquel un musicien, tel un sage zen au ton très familier, tente ou non de clarifier sa position. La plus grande partie de son œuvre est écrite, et l'on perçoit un vieux maître qui veut tout sauf être un maître au sens classique. L'auteur de la phrase « Il va falloir que je leur apprenne à écouter », qui occupa la chaire Edgar-Varèse à l'université de New York-Buffalo, se montre ici tel qu'il est quand il compose : un empiriste indifférent à l'égard des théories et systèmes hérités d'une longue tradition. L'important pour lui n'est donc pas ce qu'il pourrait enseigner méthodologiquement à son public, mais plutôt le chemin que chacun, une fois débarrassé de tout un ensemble d'aveuglements, pourrait accomplir par lui-même. La voie qu'il montre reste la sienne et ses modèles sont Edgar Varèse et . Mais cet apparent détachement est aussi le fait d'un homme fatigué de redire les mêmes choses, désabusé par le spectacle de ses contemporains, consommateurs ou clients à la recherche de recettes ou de solutions rassurantes, et qui se sauve par l'humour, l'autodérision ou la raillerie. Ainsi commence et finit le texte central intitulé « J'ai arrêté de poser des questions / Introduction à For Philip Guston » : « Ne vous inquiétez pas, cette introduction sera brève. Comme vous êtes un public merveilleux, que nous sommes entre nous et que certains vont peut-être rester les quatre heures, je voudrais vous parler un peu de la pièce, pas techniquement, mais humainement. […] La pièce commence avec cette mélodie (il joue la mélodie au piano). Elle fait C-G-A-E (Cage). C'était le début, et ensuite nous faisons un voyage au cours duquel je ne pose pas de questions. Et peut-être que vous pourriez vous abstenir de poser des questions pendant une demi-minute… C'est très difficile. Merci beaucoup. » Par-delà la pointe d'ironie, on saisit l'importance de cette remarque de la part d'un musicien qui, tout comme , pense le silence et lui donne une place particulière dans ses pièces. L'amertume se traduit en sarcasme au début de sa conversation avec le compositeur néerlandais (1939-2021), « Une maison hantée sans fantômes » : « Je viens de passer un semestre à donner des cours au California Institute of the Arts et il est possible que je m'y installe pour enseigner. En septembre, Berio est censé y venir pour un an. Je viens tout juste de recevoir une lettre d'un de mes étudiants qui me dit qu'il pense ne pas y aller. A cause du niveau des étudiants américains. Et il a absolument raison, le niveau est nul. La seule différence entre les étudiants américains et les étudiants européens, c'est que les étudiants américains atteignent très vite un niveau bas. Tandis que les étudiants européens ont un niveau élevé – qu'ils n'atteignent jamais (il rit). Fondamentalement, tout revient au même, la même illusion quant à ce que c'est d'être un compositeur. »

Feldman dépense donc une certaine énergie à dire ce qu'il ne fait pas. Par exemple dans le tout premier texte, « A moitié fermé et à moitié ouvert », conversation très libre et assez décousue avec Misha Mengelberg (1935-2017), pianiste et compositeur néerlandais de la scène du free jazz, où l'Américain essaie de faire comprendre comment, tout empiriste qu'il est, sa musique n'est pas d'improvisation, et pourquoi. Ici et là, il se démarque aussi de la polyphonie en tant que système compositionnel. Quant au titre « Avons-nous vraiment besoin de l'électronique ? », dialogue avec Kaija Saariaho, il sous-entend bien sûr la réponse.

On peut dire que Feldman est au meilleur de sa forme lorsqu'il parle directement de son travail de compositeur, comme dans la conférence « L'apparence n'est pas la réalité », qui porte sur la métrique, l'instrumentation et l'orchestration. L'on y voit le témoignage d'un homme très ancré dans la vie concrète et qui cherche et avance au gré des rencontres et des hasards de la vie.

Tout au long de ses allocutions, Feldman convoque sa famille intellectuelle et plus largement ceux qui comptent vraiment pour lui, musiciens ou non : Edgar Varèse, , Christian Wolff, Earle Brown, Henry Cowell, Stefan Wolpe (professeur de Feldman et qui fait l'objet d'une discussion), Béla Bartók, Igor Stravinski, Arnold Schoenberg, Anton Webern, Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis (avec qui il s'entretient ici), Steve Reich, Bunita Marcus, Philip Guston, Mark Rothko, Jackson Pollock ou encore Samuel Beckett, sans oublier Bach, Beethoven, ou Debussy.

Feldman ne cache pas non plus son admiration pour (1874-1954), cité dans le dernier article, l'un des plus importants, « Je ne suis pas négatif, je suis critique » : « C'est incroyable la façon dont Ives est tout entremêlé et, pourtant, on entend la clarté de toutes les parties dans le même espace, et cela m'a toujours beaucoup intéressé. »

On l'aura compris, est toujours au-delà de la question, mais, tout au long de cet Au-delà du style, c'est bien son appétit d'ogre pour la culture et la vie qui nourrit l'intérêt du lecteur.

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