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Du métronome au gramophone : une passionnante aventure contée par Emmanuel Reibel

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Du métronome au gramophone, musique et révolution industrielle. Emmanuel Reibel. Editions Fayard. 384 p. 24 euros. 2023

 
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C’est assurément le sous-titre de l’ouvrage « musique et révolution industrielle » qui explicite le récit aussi érudit et captivant que nous propose le musicologue Emmanuel Reibel. Il ouvre des perspectives de réflexion fort attrayantes.

Le titre peut, de prime abord, rebuter tant le métronome fit souffrir bien des musiciens amateurs… et professionnels… Toutefois, le sujet dépasse de beaucoup la valeur mécanique de l’objet. En effet, l’auteur aborde l’influence d’une mesure mécanique et nouvelle du temps musical grâce à un certain nombre de découvertes. De quelle manière celles-ci, au cours du XIXe siècle, celui des révolutions industrielles et donc des technologies ont-elles influencé les compositeurs et les interprètes ? Diverses approches du sujet sont possibles et suggérées, aussi bien en termes économiques, esthétiques que sociales et, pour tout dire, philosophiques.

Pour les interprètes et les compositeurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, le travail ne put faire l’impasse de l’inclusion des machines dans la vie musicale, et de la nécessité de garder trace de leur œuvre. L’évolution du temps musical imposa de nouvelles règles qui modifièrent radicalement l’acte créateur. Les notions de tempi, de rubato, de patrimoine musical, de refus de l’improvisation, d’appropriation de l’œuvre et, finalement, d’une certaine quête de la vérité prirent une importance essentielle. Qui plus est, ces notions entrèrent en contradiction. Les débats qui en ont découlé sont loin d’être achevés si l’on s’en tient à la seule quête bien illusoire de l’authenticité en matière d’interprétation.

La notion du temps mesuré par divers objets décrits en détail est finement analysée en regard de l’évolution d’une société contrainte à la massification et à la standardisation des produits et des créations culturelles. La Révolution française fut le moment clé de ce passage d’une société qui édicta, dans tous les domaines, la loi comme étant supérieure à l’usage. Au siècle des révolutions, esthétiques et techniques fusionnèrent et l’auteur enrichit son propos de nombreux schémas explicites. Il constate les réticences de certains artistes, rétifs à ces “progrès” et il rappelle des exemples édifiants qui concernent, par exemple, les erreurs de tempi au moment où la technique – au plus fort du romantisme – contrariait la « respiration naturelle ».

Emmanuel Reibel rappelle tout autant les mérites de ces mêmes techniques. Les transports régulés grâce à l’énergie produite par la vapeur puis l’apparition de l’électricité participèrent à une définition nouvelle du temps. Les kilomètres des distances sont abrogés au profit de la durée du voyage. Accélération du temps et contrôle de celui-ci… En 1830, la machine de Maelzel fut utilisée pour prendre la mesure du pouls des malades… En musique, « l’exécutant se retrouva “dépossédé” de son immémoriale autorité sur le texte ». On songe, ici, aux réflexions ultérieures sur la musique de Wilhelm Furtwängler, Nikolaus Harnoncourt et Sergiu Celibidache…

Certains secteurs de la production industrielle et de la vente d’instruments de musique connurent une prodigieuse évolution. La commercialisation de ces produits – le piano est, de ce point de vue, un outil d’étude idéal – est décrite avec justesse. Nous sourions à la réaction de musiciens qui confièrent leur effroi d’une plume alerte. Eux-même, ironie du sort, dénoncèrent la « littérature industrielle », l’évolution de la presse et par conséquent de la critique. Berlioz admira le progrès et il en redouta les conséquences dont l’accroissement du “bruit” et une surenchère permanente des moyens sonores alors qu’il fut l’un des promoteurs les plus inventifs de l’orchestre romantique, ce “méta-instrument”. L’artiste soliste, tel Prométhée sur scène, règne sans partage. Le festival inaugura de nouvelles grandes messes et l’enseignement se formata dans des écoles qui se chargèrent de « délier les doigts » et utilisèrent des outils jusqu’à l’absurde, fascinées par l’idéologie de la performance. Chopin fit partie de ceux qui pensèrent la valeur des études destinées à parfaire la virtuosité. Pour autant, il n’oublia pas que le mot virtuosité prenait ses racines dans la “vertu”… La quantification – massification de la “culture” dit-on aujourd’hui – s’imposa, déjà, à l’analyse d’un Max Weber tentant de répondre à cette question : combien de notes un interprète peut-il produire à la minute ?

L’interprète singea l’automate au sujet duquel l’auteur réserve quelques pages limpides. Le compositeur fut mis sur la sellette avec l’étonnante invention du componium de Winkel qui arriva à Paris en 1823. Cet objet « repose sur la possibilité de produire à l’infini et de façon arbitraire des phrases musicales prédéterminées ». La surproduction industrielle dénoncée au XIXe siècle accentua la fragilité du statut social du compositeur et « l’œuvre d’art avilie, profanée, sacrifiée sur l’autel du profit, l’œuvre d’art risque d’être réduite au rang de simple marchandise ». Faut-il, aujourd’hui, retirer un seul mot à cette phrase plus que centenaire ?

Après la vapeur, la “fée” électricité… Elle accéléra de manière prodigieuse, les comportements humains et la création artistique. La découverte d’Edison, en 1878, inaugura l’enregistrement – puis la radiodiffusion – et, par conséquent, révolutionna les principes de l’écoute musicale et de l’archivage. « Jules Massenet met en garde le directeur de l’Opéra-Comique, en 1911, contre les appels du pied de Pathé : enregistrer sa musique reviendrait à la tuer ».

Emmanuel Reibel démontre de manière pertinente, les origines du débat si délicat entre art et divertissement. Cette perméabilité si effroyable aujourd’hui entre les deux univers – on songe ici aux arts plastiques et à la confusion entretenue entre musique “classique” et de “variété” – détruit à la fois la notion noble de “divertissement” telle qu’elle était perçue à l’époque classique et celle de l’art, noyé dans le consumérisme et les produits dérivés. L’auteur détaille, entre autres, les écrits de Wagner à ce sujet et propose, en guise de conclusion, une judicieuse analyse du Boléro de Ravel. L’œuvre, à elle seule, symbolise jusque dans sa géniale et hypnotique ironie, le tourbillon incontrôlable de la création moderne.

Cet ouvrage enrichi d’une remarquable bibliographie s’inscrit dans la continuité de nombreux essais, depuis ceux d’Adorno à La Société du Spectacle de Guy Debord (Buchet / Chastel puis Gallimard), publié en 1967. Plus proche de l’actualité, la lecture du livre Les fous du sons d’Edison à nos jours (Grasset et Fasquelle) écrit par le jazzman Laurent de Wilde offrira un regard complémentaire à ce livre aussi instructif et brillant qu’agréable à lire.

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